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2 mars 2021
Le dire-vrai de la rhétorique. Professeure Emmanuelle Danblon
« Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du nécessaire », ARISTOTE, Poétique, 9, 51.

« Au plus noir de notre nihilisme, j'ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. Et non point d'ailleurs par vertu, ni par une rare élévation de l'âme, mais par fidélité instinctive à une lumière où je suis né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la vie jusque dans la souffrance. Eschyle est souvent désespérant ; pourtant, il rayonne et réchauffe. Au centre de son univers, ce n'est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l'énigme, c'est-à-dire un sens qu'on déchiffre mal parce qu'il éblouit. », Albert CAMUS, L’énigme, 1954.

La petite gare de Watermael est à quelques pas… un bel écrin pour basculer dans un autre monde, celui, onirique et symboliste, de Paul Delvaux, une belle transition aussi pour rencontrer Emmanuelle Danblon, dans sa maison toute proche, et nous laisser déciller les yeux par notre hôte pour voir la réalité autrement.

Notre dernière rencontre remonte à plus de dix ans et je retrouve son sourire, un rien ironique sans moquerie, pour affirmer une forme de lucidité tout terrain, son visage rappelant l’âge d’or du cinéma italien qui a su si bien rendre grâce à la gravité intérieure, à la beauté de ses actrices, et bien sûr sa voix, chaude, qui attrape l’auditeur et ne le lâche plus !

Cette quinquagénaire à l’allure frêle impressionne, pourtant, par une détermination, tranquille et sans faille, par un certain courage à se donner des défis et s’imposer. Car il en faut de l’audace pour se faire entendre dans un univers académique, face à quelques « gorilles à dos blancs » peu familiers des nuances philosophiques, pour défendre, lors de grandes conférences tout public, la liberté d’expression là où elle est la plus hystériquement contestée, pour porter le discours de la méthode et de la science hors les murs de l’Alma Mater. Et cette force tranquille, elle a dû la conquérir de haute lutte, dans un milieu familial, très gâté intellectuellement où il s’avère toujours un peu ardu de se faire un prénom. Entre un père – Paul Danblon – figure de proue de l’intellectuel engagé et une mère – Tamara Danblon – auteure pour la Jeunesse dont l’héroïne « Petite Abeille » a accompagné l’enfance de cohortes de lecteurs, il n’était pas évident de prendre son envol, ni de s’affirmer avec brio et originalité.

Après des études à l’Université libre de Bruxelles, en Philologie romane, ses travaux la conduisent à la rhétorique et à l’argumentation linguistique auxquelles elle consacre son Groupe de recherche créé en 2006.

Théoricienne et praticienne de la rhétorique, ses ouvrages (Rhétorique et Rationalité (2002), La fonction persuasive (2005), Les rhétoriques de la conspiration (2010), L’homme rhétorique (2013)) et ses enseignements lui valent la reconnaissance de ses pairs notamment en Belgique et en France où elle est invitée comme résidente à l’Institut d’Études avancées de Paris en 2015. En 2020, elle est élue membre de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie.

Outre des activités éditoriales dans des revues spécialisées, Emmanuelle Danblon a également été soutenue par un subside du FNRS pour assurer l’exploitation scientifique et numérique des archives Perelman dont elle est, au plan intellectuel, une héritière dans le respect de la tradition rhétorique et des valeurs d’ouverture démocratique et des droits humains incarnés par le philosophe mais aussi dans le souci d’un regard nouveau sur la société d’aujourd’hui.


Emmanuelle Danblon, la construction de soi se fait souvent, grâce à ou contre quelqu’un ? Que pensez-vous devoir à votre milieu familial dans votre construction personnelle ?


De mon père, j’ai hérité l’exigence de rationalité qui ne se négocie pas ! Dans cette exigence, il y a un volet humaniste qui implique de ne pas être ignorant des autres disciplines. Il m’a légué le plaisir de la connaissance, le gai Savoir, assurément.

Ma famille maternelle m’a transmis la conscience aigüe de l’intime conviction, de ce qu’une part du réel est ineffable et qui s’est toujours posé à moi comme un défi.

Quels sont les tournants décisifs qui ont influé sur les directions prises dans votre parcours ? Comment en êtes-vous arrivée à cette inclination pour la rhétorique et l’argumentation ?

Petite anecdote de la jeune enfance : je propose à ma nounou portugaise ma petite théorie de la traduction où l’on a tout compris en sachant que chaque lettre ou son répond à une couleur différente selon la langue (a rouge en français et vert en portugais par exemple !). Je fais de la synesthésie sans le savoir. C’est mon premier choc intellectuel et je découvre brutalement que tout le monde ne voit pas les choses comme moi. Je pense que ma fascination pour les phénomènes linguistiques y puise son origine.

Un deuxième jalon se situe à l’adolescence, dans mon choix pour les humanités gréco-latines (pour ne pas faire comme papa !). Un professeur nous familiarise à la diversité des langues, à leur ancienneté. J’y puise un intérêt pour les origines et pour l’archéologie, l’histoire et le « comment on se comprend avec des sons ». C’est donc la linguistique qui m’attire et que l’on enseigne en philologie romane.

Je suis tous les cours de linguistique, et décide de faire une thèse sous la direction de Marc Dominicy. Je pars à Nice pour un troisième cycle (en Erasmus) en Science du langage et y fais la connaissance de Marcel Vuillaume dont les travaux, entre la sémantique et la poétique, touchent aussi à l’argumentation. De retour à Bruxelles, je décide de m’engager dans cette voie moi aussi.

L’importance de la langue, du mot juste, du sens des mots, c’est incontestablement une pièce maîtresse dans votre démarche scientifique. Être linguiste vous paraît-il un atout important, un « plus » par rapport à la formation du philosophe ?

Dans tous les courants philosophiques dominants, il y a cette idée, transmise au fil des siècles, que la langue est problème, qu’elle est soit obscure, soit magique. Dans l’idéal philosophique, la langue doit être une vitre transparente donnant sur le monde. La vision s’avère naïve, il ne suffit pas de dire les choses clairement ! C’est éluder la dimension d’arbitraire du signe ; choisir le mot juste, construire la bonne formule. Il s’agit bel et bien d’une erreur de diagnostic !

Ce sont les fonctions du langage qui me semblent intéressantes et cette approche est au cœur de la rhétorique. Par quels mots, témoigner, décider ou juger ?

Vos premiers travaux et notamment votre thèse de doctorat qui abordait la notion de justification ont-ils été une mise sur le chemin des thèmes qui retiennent votre attention depuis près de vingt ans ?

Oui on peut dire qu’il y a mise sur le chemin mais en retenant la notion de « serendipity », c’est-à-dire, le heureux hasard, le fait de chercher une chose et d’en trouver une autre !

En partant de la justification – à quelles conditions, la justification d’un acte, d’un sentiment se valide ou pas – je suis arrivée à l’inverse, à l’évidence. Les meilleurs discours/situations pour produire de la persuasion se passent dans des contextes où tout semble se dérouler comme si c’était évident. Le genre épidictique, sur lequel nous allons revenir, est bien le contraire de la justification. L’art de la rhétorique vise à reproduire l’évidence sensible par des mots, par l’évidence discursive. Ma thèse s’inscrit dans la volonté de comprendre comment, par des fonctions linguistiques, on produit cet effet d’évidence. Partant de l’évidence, je me suis penchée sur la question du témoin et puis, plus récemment sur celle du prophète.

Vos travaux de recherche et d’enseignement visent à la fois une étude théorique de la rhétorique et des exercices pratiques et critiques, sous forme de chantiers ouverts à d’autres disciplines pour le développement de fonctions citoyennes. Ils reposent sur un souci d’embrasser les héritages épistémologiques de la tradition et d’actualiser pour adapter aux besoins contemporains cette « toute nouvelle rhétorique ». Il convient, pour la bonne compréhension du lecteur, de retourner aux fondements mêmes de la discipline, à la faveur d’une brève perspective historique.

Tout est rapport à la rationalité ! La rhétorique d’Aristote est fondée sur un modèle très artisanal de la rationalité, au sens de la « technè » : on fabrique un discours avec des outils. Dans cette culture de la raison pratique, émerge la « phronésis », expression mal traduite en « prudence », qui renvoie à une sagesse pratique pour prendre des décisions même dans le brouillard. C’est une épistémologie réaliste qui consiste à « faire » avec les moyens du bord. Qualité du regard et clarté de jugement conduisent à prendre une décision qui pourrait ne pas être la bonne. La rhétorique d’Aristote est une tentative audacieuse, pour préserver la démocratie et éviter la tyrannie, de concilier les principes de raison (cfr la morale politique de Platon) et d’efficacité (cfr les sophistes).

Le second temps fort de la rhétorique s’inscrit dans le choc de la Seconde Guerre mondiale qui a vu l’inefficacité de notre modèle de rationalité pour sauvegarder la démocratie. Perelman va opérer un retour à l’ancienne rhétorique parce que cette rationalité idéalisée, dont le modèle absolu est le raisonnement logique, passe à côté d’un aspect essentiel, notre dimension d’êtres d’émotion et de « biographie ». En juriste, Perelman recourt à son exemple-type, celui des procès de Nurenberg qui dans le droit positif n’auraient jamais pu être organisés. Juger des crimes qui ne tombaient alors sous le coup d’aucune loi était impossible juridiquement. À cette rationalité qui atteint ses limites, il faut injecter du « raisonnable ». En cela il rejoint une partie de la « phronésis » d’Aristote mais sa conception de la raison raisonnable il l’entend à portée universelle, toujours dans le fil des angoisses nées de la propagande et de la violence de masse.

Mon apport au sein de l’École de Bruxelles, et que je nomme avec un clin d’œil, la « toute nouvelle rhétorique », prône d’une part le retour au réalisme et à l’humanisme de Perelman et d’autre part la réactualisation des outils des Anciens. Cette double voie a pour enjeu d’essayer de remonter à la source des émotions, des intuitions pour lire le monde d’aujourd’hui et de s’approprier les armes de la meilleure technicité.

Le moment est opportun pour souligner quels outils font toujours partie de la boîte du rhétoricien aujourd’hui et d’expliquer les trois genres rhétoriques ?

Pour Aristote, toute société démocratique est condamnée à persuader. Son système de la rhétorique appréhende les outils de persuasion dans une relation entre des modalités individuelles d’ethos et de pathos et des institutions, qui se déclinent en trois genres : le genre judiciaire qui se pratique dans le prétoire, le genre délibératif dans l’assemblée où se décident les affaires de la Cité et le genre épidictique qui peut s’exercer partout !

Le genre épidictique est à la fois le plus ancien – des sociétés sans écriture reproduisent l’ordre du monde, le cosmos par des biais pour réconcilier, décider et juger – et le plus élaboré en ce qu’il convoque des fonctions poétiques qui exigent des compétences au niveau du langage. Cet appel à des fonctions poétiques à des fins de construction d’évidences discursives implique que l’auditoire ne soit pas dupe !

Sur le plan politique, les genres judiciaires et délibératifs vont ensemble là où on demande à justifier, à argumenter, l’épidictique concerne la cohésion du groupe. Cette distinction se perçoit bien dans la notion d’accord/désaccord. On résout le désaccord in fine, après argumentation par une décision. L’épidictique vise la concorde, il ne s’agit pas d’argumenter mais de reconstruire le vivre-ensemble. On produit, par des mots, l’équivalent de la force persuasive de l’évidence sensible : de l’évidence discursive.

Et aujourd’hui encore le discours épidictique fait appel aux outils du passé tels que le mythe, la parabole, l’énigme, la métaphore. L’amplification épidictique nous projette dans un autre monde, le temps d’un discours, sans le prendre à la lettre. Je renvoie par exemple au Procès de Barbie en 1987 où l’avocat de la partie civile, Maître Alain Jakubowicz, à propos de la rafle des enfants juifs d’Izieu, va utiliser une photo célèbre d’un gamin du ghetto de Varsovie – le garçon à la casquette – pour symboliser tous les enfants juifs massacrés par les nazis. Il utilise alors la formule : « En vérité, ce petit garçon était à Izieu parce qu’il était partout ». Tout le monde comprend ce qui se passe : les formules choisies sont des opérateurs, non pas de vérité, mais de vraisemblance. C’est le propre de l’épidictique.

Toute société démocratique est condamnée à persuader, vous venez de rappeler ce commentaire d’Aristote. Notre époque n’y échappe pas et l’on pourrait dire qu’elle fait flèche de tout bois ! Face aux postures postmodernes, aux bouleversements épistémologiques, vous estimez que nous avons perdu une partie de l’héritage classique, qu’une forme de rationalité s’est perdue. Quelles sont les principales menaces pour la démocratie et en quoi réactualiser la rhétorique s’inscrit dans la défense du vivre ensemble ?

Nous sommes fragilisés parce que nous nous trompons de diagnostic ! Nous avons une vision trop étriquée de notre rationalité. Il faut s’emparer des fonctions du langage et renouer avec la confiance de ce que nous sommes humainement. Face à la forme dégradée de la rationalité, à la déferlante des « fake news » et des théories complotistes, les enseignants sont démunis. Le sentiment de culpabilité du corps professoral provient de cette erreur de diagnostic et pour en sortir, il faut revenir à une rationalité complète qui nous permet de repérer comment telle situation s’est construite et la raison de tel ou tel type d’émotion. Avec cette rationalité-là, nous sommes capables d’affiner le regard, d’acquérir par l’esprit critique une faculté de discernement, d’atteindre lucidité et clairvoyance. Nous ne savons plus voir ni interpréter et nous considérons que la clairvoyance nous est due, dans un monde qui se veut transparent. Le rôle de la rhétorique revient précisément à réapprendre la capacité à exercer la clairvoyance, et le dialogue entre vérité et vraisemblance.

L’enjeu, nous l’avons bien compris, est de revenir à une rationalité complète pour redonner tout son sens au réel, d’apprendre à voir le réel tel qu’il est. Réactualiser la rhétorique, c’est, à votre estime, d’abord apprendre à exercer son regard. Pour y arriver, vous convoquez les figures du témoin et du prophète classique et leurs outils ?

L’idée de clarté comme critère de la science fait partie des acquis épistémologiques. Mais dans la tradition, le prophète énonce des prédictions en laissant une large part à l’interprétation par une certaine obscurité voulue. En se sécularisant, l’énoncé a gagné en clarté mais nous avons perdu le fil de cette divination comme exercice d’interprétation qui affûte le regard.

Témoin et prophète à l’ancienne utilisent les mêmes fonctions qu’il faut appréhender dans leur rationalité.

Ces fonctions sont au nombre de quatre :
  1. Voir et percevoir : avons-nous bien vu ? les micro-détails (Omnia) sans perdre le sens du tout (Totum) ?
  2. Comprendre : saisir la portée d’un événement, demander à la vraisemblance de se mettre au service de la vérité. À quoi nous référer pour penser ce qu’on a sous les yeux, y compris quand on n’a pas de modèles auxquels se raccrocher ?
  3. Mettre en mots : rôle du récit, de la figure pour déplacer par exemple le regard de points de vue égocentrés à allocentrés.
  4. Faire passer le message et dans quel but ?

Elles servent à nous faire accepter le réel, en racontant, en révélant, en attestant, en nous faisant exercer les changements de points de vue, en disant l’impossible vraisemblable !

Il s’agit aussi, dans ce processus de réactualisation de la rhétorique, de déceler les pathologies du regard qui font obstacle à la lucidité. Adepte d’une épistémologie naturaliste, vous n’hésitez pas à entrer en dialogue avec les sciences de la nature et du vivant pour cerner au plus près ces pathologies ? Que nous enseignent la neurologie et l’approche indiciaire de Carlo Ginzburg pour affiner notre regard ?

J’épinglerai, parmi les pathologies du regard, le déni, la projection avec la figure du bouc-émissaire, produit d’une association entre déni et projection qui est une illusion de « phronésis », le narcissisme (songez aux réseaux sociaux et aux selfies de notre quotidien, une autre forme d’illusion, celle d’être agent de sa vie !) et au centre l « hubris », ou l’excès de confiance en soi, un mauvais double de la « phronésis ». Tous sont autant d’obstacles à exercer la clairvoyance.

J’ai, en effet, puisé dans l’œuvre de Ginzburg deux idées qui m’ont fait avancer et dépasser, grâce au bagage de linguiste, leur champ d’application. La première est d’ordre généalogique en ce qui concerne les indices pour remonter aux chasseurs-cueilleurs qui à partir d’une trace prédisent l’action. Lire les signes par tous les sens est un héritage sur le temps long et que nous retrouvons chez le médecin, l’enquêteur, l’historien, et en rhétorique. La deuxième renvoie au positivisme du XIXe siècle et au modèle épistémologique des historiens qui s’interdisaient de travailler au départ d’une seule source ou d’un seul témoin. Ginzburg s’insurge contre ce postulat et plaide pour la micro-histoire qui implique de faire de l’induction pour fonder une hypothèse même avec un seul document. La démarche revient à faire parler chaque détail, une forme de retour à la raison pratique de la phronésis ! Je poursuis cette approche en m’attachant aux scories linguistiques dans un texte, aux détails, aux bizarreries, aux productions spontanées, aux ruptures. J’ai travaillé sur les témoignages oraux de rescapés des camps (en l’occurrence avec la Fondation Auschwitz). L’analyse sémantique et rhétorique permet par exemple de relever chez les témoins spontanés des stratégies qui relèvent de la fonction épidictique comme chez les grands orateurs. Il n’y a aucune volonté de faire de la poésie. On comprend que le besoin de vraisemblance est une ressource universelle qui s’institutionnalise dans les fonctions épidictiques.

L’apport de la neurologie repose sur la découverte de deux systèmes de pensée, l’un rapide mais qui peut conduire à l’illusion et le second plus lent pour peser sa réflexion. La rhétorique doit apprendre à instaurer un dialogue entre les deux, pour arriver à l’intelligence du regard, celle qui repère les « omnia », et peut les interpréter au bénéfice du « totum ».

Le dernier ingrédient de la réactualisation de la rhétorique, nous y avons déjà fait allusion, concerne la vraisemblance, que vous n’opposez pas à la vérité mais qui la conforte. Comment peut-on construire de la vraisemblance et avec quels outils ?

La vraisemblance est une forme de vérité qui récupère des formes archaïques de vérité. La rhétorique est un art tiré de nos fonctions naturelles autour de trois composantes mises au service de la construction de la vraisemblance : le logos (ou les mots, les figures pour dire), l’ethos (la construction de notre identité) et le pathos (les émotions en jeu). Nous voyons dans les témoignages sur les camps le rôle de la honte par exemple comme émotion morale centrale dans la mise en récit. La notion de « Fortune morale » est toujours en arrière-plan, elle permet de réconcilier les points de vue subjectif et allocentré, de faire dialoguer vérité et véracité. Je vois la vraisemblance comme une représentation du réel dans lequel injecter sens et éthique, comme un antidote contre l’absurde.

J’ai consacré une partie de mon cours de Critique des sources, cet automne, à demander aux étudiants de produire eux-mêmes une théorie du complot. Il ne faut pas se tromper de diagnostic, l’essentiel de l’irrationnel procède, non de mensonges ou d’erreurs de raisonnement mais bien de pathologie de la vraisemblance. En effet le besoin collectif de donner du sens est récupéré par les conspirationnistes qui récupèrent des émotions épidictiques et les font passer pour factuelles. L’exercice se terminait par une explication de ce que les étudiants avaient produit. Leurs résultats se situaient dans une moyenne plutôt élevée, preuve de leur imagination et du plaisir cognitif retrouvé de construire de la vraisemblance. Ils ont saisi la différence entre fiction et illusion, entre réalité et fiction.

À vous écouter, nous comprenons en quoi apprendre à pratiquer les changements de point de vue, à gagner en hauteur de vue, à réconcilier raison, émotion, intuition dans une rationalité complète aiguisent notre capacité à affronter le réel, a fortiori dans un contexte inédit, qui nous a tous pris de court, celui d’une pandémie et d’une crise majeure. La question de la clairvoyance est au cœur du débat actuel et les prophètes sont légion ! « Une société a les prophètes qu’elle mérite », soulignez-vous avec une ironie un rien désenchantée. Comment s’en sortir si ce n’est avec les ressources de la rhétorique ?

La crise de la Covid-19 incarne tous les défis possibles pour l’exercice du regard. Elle révèle l’obsolescence du cadre dans lequel nous pensions la société. Si nous n’avons pas une représentation claire du passé, on ne peut penser ni le présent ni l’avenir !

Nous payons une succession de sidérations (1945, 2001, 2015...), on n’a pas trouvé de modèles, de repères pour comprendre et cela fait un peu beaucoup ! Du coup ce sont des gourous, des messies, des prophètes douteux qui émergent et mettent en scène une clairvoyance.

La solution passe d’abord par la sérénité à retrouver, à accepter l’incertitude, à devoir ajuster la longue vue. Et puis, au sortir du brouillard, il faut remettre en marche la machine de la vraie clairvoyance. On peut exercer son besoin de vraisemblance en se nourrissant de récits de crises qui finissent bien, récupérer la confiance. Paul Celan que j’ai étudié souligne l’articulation idéale entre l’épreuve de la lucidité et la force de l’imagination. C’est une façon de se débarrasser des pathologies du regard en libérant l’imagination et renouer avec les outils rhétoriques.

La formule « une société a les prophètes qu’elle mérite » fait écho à cette injonction à se retrousser les manches et à assumer nos responsabilités. Nous avons eu des figures à la Mandela, aujourd’hui nous venons d’avoir Trump ! On en revient à la « Fortune morale », nous méritons notre sort parce que nous avons été séduits par le post-modernisme.

Pour aider à la décision politique, il faut penser ce qui se passe, interpréter des indices, endosser le partage des responsabilités en remettant au goût du jour les fonctions citoyennes. La rhétorique joue alors pleinement son rôle de garde-fou.


Maud Sorède, février 2021