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16 avril 2018
Entretien avec Kikie Crêvecoeur
Kikie Crêvecoeur est graveur, plasticienne, illustratrice et professeure de gravure et de lithographie à l’Académie des Beaux-Arts de Watermael-Boitsfort. La démarche de l’artiste s’inscrit dans les enjeux de la création actuelle et plus particulièrement de l’estampe contemporaine. L’importance qu’elle accorde à l’investigation technique participe pleinement à l’approche expérimentale qui caractérise la gravure actuelle.

Lorsque nous évoquons la gravure, nous pensons d’abord à l’eau forte ou au burin, mais il faudrait plutôt parler d’art de l’estampe, domaine plus vaste qui comprend, entre autres, la lithographie, la xylographie, la sérigraphie… En fait, ce mode d’expression se définit par la richesse de ses techniques. Elle se caractérise aussi par la légèreté de son support, par sa présence multiple. Kikie Crêvecoeur s’accomplit totalement à travers la gravure, expression exigeante qu’elle maîtrise parfaitement.


Comment cet intérêt pour la gravure est-il né et quelles sont les rencontres déterminantes qui vous ont mené sur ce chemin ?

Je n’aimais pas trop l’école. Tout me semblait très rigide. En classe, mon esprit vagabondait. Je rêvais, je dessinais beaucoup. Instinctivement, je savais que je devais m’orienter vers des études artistiques. C’en était presque devenu vital. En secondaire, mon professeur de dessin m’a fait découvrir le monde des académies du soir et plus particulièrement celui de l’Académie des Beaux-Arts de Watermael-Boitsfort. J’y ai intégré l’atelier de Lucien Braet. C’était un atelier bouillonnant, peuplé de fortes personnalités qui m’impressionnaient (j’étais très jeune). C’était très stimulant, nourrissant. J’ai adoré fréquenter cet atelier. Plus tard, à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, j’ai choisi d’étudier la gravure. Ces années d’apprentissage m’ont permis de maîtriser les différentes techniques, plus particulièrement l’eau-forte, l’aquatinte, le vernis mou et la gravure en couleur sur linoléum.

Pourtant c’est une autre technique que vous privilégierez. Pierre Alechinsky vous sacre « la reine de la gomme ».

J’ai beaucoup de chance que Pierre Alechinsky apprécie mon travail. C’est un artiste majeur, une référence incontournable dans le monde de l’estampe contemporaine.

C’est au début des années 1980, après mes études, que j’ai développé un travail à partir de gommes gravées au moyen d’un cutter. Ce geste est né par hasard, au départ d’une gomme incisée utilisée comme cachet. Une simple petite gomme d’écolier, blanche et rectangulaire, le plat taillé en épargne et imprimée par pression de la main. Très vite, un travail d’exploration et d’expérimentation technique a commencé et les cachets se sont multipliés. Un protocole de travail est né. Je choisissais un sujet, décidais du support, du format… Je taillais ensuite un nombre déterminé de gommes que j’utilisais comme des notes – une gamme de gommes – pour créer une image narrative. Chaque tirage est unique. L’ordre, l’agencement, le rythme des gommes sont différents. Il ne s’agit plus de multiples dans ce cas, plutôt de variations sur un thème. Des airs différents au départ des mêmes notes. Les thèmes comme la boxe, la danse, le cinéma engendrent des systèmes combinatoires qui suscitent des cadences. Chaque estampe raconte une histoire, parle du quotidien, de nos vies. Cette démarche particulière et cette approche originale de la gravure furent remarquées par le jury du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée qui, pour mon plus grand bonheur, m’octroya le premier prix de la première édition de ce concours en 1989.

Cette technique induit une démarche sérielle…

Oui, j’aime le côté répétitif pour autant qu’il ne soit pas systématique. Les compositions sont organisées, la structure doit créer un rythme, provoquer un mouvement. Par sa composition séquentielle, par des zones sombres ou des trouées, l’image crée une dynamique qui relie les fragments les uns aux autres. Ceux-ci peuvent être permutables. Le tout est extrêmement ludique.

Si la figure est présente dans les années 1980, le répertoire iconographique se modifie et se rapproche du pictogramme, d’une expression plus abstraite !

Un rythme presque abstrait, minimaliste apparaît. Le lien avec le réel passe alors par l’intitulé. Je me suis aussi lancé des défis. J’ai agrandi le format et j’ai travaillé à l’échelle du mur mais toujours avec une cadence qui confère à la composition sa cohérence. Certaines œuvres atteignent la monumentalité, leur impression nécessite l’usage de centaines de gommes imprimées des milliers de fois.

Au milieu des années 1990, vous agrandissez donc vos formats et tout en continuant à travailler la gomme, vous utilisez aussi le linoléum.

C’est vrai. J’ai éprouvé le besoin de sortir des gommes pendant un temps, de me lancer d’autres défis et développer mon geste différemment. C’est l’époque où je travaille en écoutant beaucoup de musique ethnique, des musiques soufies, des chants pygmées, du jazz. Un moment où mon travail explose, oscille entre signe et écriture. Le cadre éclate, les marges disparaissent, l’énergie du geste est essentielle. Puis, j’ai également eu besoin de silence. J’ai zoomé sur certains éléments organiques, végétaux ou animaux, un fruit, un élytre, un pistil. Je suis fascinée par le spectacle quasi infini que nous offre la nature, foisonnante, changeante, hypnotisante. C’est un univers que je ne me lasse pas d’explorer.

Vous passez du monumental au petit avec à la clé un travail plus intime.

C’est ce que j’appelle mes gommes au jour le jour. Je peux travailler avec un matériel qui tient dans un petit sac, c’est mon kit de voyage, il m’accompagne, me suit partout y compris en vacances. Il se compose d’un crayon, d’un bic, d’un cutter, de gommes, d’une brosse à dents, d’une paire de gants, d’un buvard, d’une encre à imprimer. Ces réalisations au jour le jour peuvent être imprimées en tout lieu et en tout temps, sur des post-it, sur des cartes postales, avec une grande économie de moyen. Je peux donc travailler de manière immédiate et spontanée. J’ai également imprimé des rouleaux de vie. À chaque jour correspond une image. Certaines avec une référence autobiographique codée souvent teintée d’humour. Parfois, j’y ai aussi introduit du texte. J’ai mis fin à cette série après les attentats de Charlie Hebdo.

Ils sont le reflet de la fragilité de la vie, ils véhiculent aussi un concept qui vous tient à cœur, celui de temporalité.

Oui. La gravure pose nécessairement la question du temps. Ne fût-ce que parce que cette technique l’impose. C’est presque un mode de vie, une introspection à travers laquelle je sonde l’existence et j’en viens inévitablement à poser la question de son sens. Cette interrogation débouche sur des réflexions sociétales, sur l’émergence de thèmes comme le cosmos, le rapport aux autres, à la nature. Le point, creusé, imprimé permet une lecture multiple pour dire le vertige, la vacuité, l’impermanence, la condition tragique, fascinante et dérisoire de l’être humain. Certaines estampes, par un jeu de juxtaposition et de superposition de milliers de points, évoquent à la fois des grains de sable, des cellules vues à travers un microscope, un ciel étoilé. Des interrogations sur un infini cosmique ou moléculaire.

Le travail de professeur est certainement une nécessité économique, mais pas que…

En effet, ceux qui vivent de la gravure ne doivent pas être nombreux. Mais mon métier de professeur me passionne également. Surtout en académie du soir où l’on a affaire à un public de générations différentes, aux motivations diverses, qui se retrouve autour d’une passion commune. L’atelier a ses règles, la technique de la gravure l’exige. Mais à l’intérieur de celles-ci, il n’y a pas de vraies limites à la créativité. J’accompagne chaque étudiant dans sa démarche. C’est ce qui me fascine et me force à sortir de ma zone de confort, surtout lorsqu’il s’agit de trouver des solutions pour des travaux qui ne me correspondent pas vraiment. Cela me confronte à une autre réalité, me permet de transmettre et de recevoir. Chaque année, je propose un projet d’atelier au cours duquel les étudiants participent à la réalisation d’une édition collective. Nous en sommes presque à la trentième. C’est évidemment une source d’échange et de complicité qui s’effectue dans le respect du travail de l’autre.


La démarche de Kikie Crêvecoeur montre sa cohérence. Comme le dit l’artiste : « je vais dans une direction mais sans connaître le chemin ». Elle voyage sans boussole, empruntant divers itinéraires mais guidée par une liberté créatrice et une force expressive qui s’accordent à sa respiration intérieure.

Propos recueillis par Catherine Leclercq

Site internet de l’artiste : www.kikiecrevecoeur.be

Actuellement l’artiste expose avec le collectif Razkas à la Maison des Arts de Schaerbeek, chaussée de Haecht 147, 1030 Bruxelles Images imprimées. 12 graveurs de l’atelier Razkas. Exposition accessible jusqu’au 18 mai 2018.
Sa prochaine exposition personnelle se tiendra à la galerie Le Salon d’Art en octobre 2018.