Blanc. Blanc, orienté sud-est, inondé de soleil, surplombant la place Flagey. Blancs, les murs, les tables, les fauteuils, mais rien n’est aseptisé pour autant. Au contraire, tout vit, tout porte la trace du travail : le plafond aux poutrelles métalliques apparentes, les câbles qui pendent le long des colonnes en tresses, le tableau effaçable où s’alignent projets, appels d’offre, et en regard de chaque ligne, un prénom. Au fond du paysager, Benoît Moritz, penché par-dessus l’épaule d’une collaboratrice, échange quelques mots avec elle avant de nous rejoindre de l’autre côté du mur vitré, dans la salle de réunion.
Son parcours impressionne. À 46 ans, il cumule des fonctions académiques (il est vice-doyen de la Faculté d’architecture de l’ULB), la co-direction d’un grand bureau d’urbanisme et une multitude d’engagements associatifs et citoyens. Auteur de nombreuses publications, lauréat de prix prestigieux et polyglotte (il pratique cinq langues), Benoît Moritz est entré à l’Académie en juin dernier. Dans la Classe des Arts, il est l’un des plus jeunes. Nous passons avec lui une heure riche et dense au cours de laquelle nous évoquerons l’histoire et la cohérence de son parcours professionnel, marqué par le double déplacement de l’architecture à l’urbanisme au service d’abord et avant tout de l’inclusion sociale.Benoît Moritz, nous aimons commencer les portraits de nos académiciens par l’évocation de leurs origines, de leurs influences, familiales ou scolaires, de leur parcours scolaire. L’architecture, l’urbanisme, était-ce pour vous une voie toute tracée ?Absolument pas ! Je suis belgo-français, né d’un père alsacien et d’une mère brugeoise, des fonctionnaires européens qui se sont rencontrés à Bruxelles. Je suis né à Bruxelles, j’y suis resté et je me sens profondément bruxellois. Rien ne me prédisposait à l’urbanisme, mais j’ai toujours été curieux de l’environnement. J’ai un souvenir d’enfance : avec mes parents nous étions montés sur l’Arc de Triomphe à Paris et de là, je voyais au loin les grues de la Défense. J’ai demandé à ma mère ce que c’était. Elle m’a dit que c’était des architectes qui construisaient un morceau de ville et ça m’a fasciné ! Vocation ? J’ai naturellement fait des études d’architecture après le bac : mais j’ai toujours éprouvé de l’intérêt pour la question du milieu physique et du contexte, plus que pour l’architecture en tant que telle. Dans les projets qu’on fait ici chez MSA, il y a peu de bâtiments, en fait. Mais beaucoup de réflexion sur la condition urbaine en général.
J’ai étudié dans une école internationale dont j’ai un très mauvais souvenir parce que l’enseignement y était dé-territorialisé. Après mon bac, j’ai décidé de rester à Bruxelles, de faire mes études à la Cambre et j’ai adoré ça parce que tout à coup, je rencontrais des gens qui venaient de Bruxelles.
L’Européen dé-territorialisé avait-il besoin de s’enraciner ?Oui, je me suis hyper ancré sur Bruxelles ! J’ai adoré mes études à la Cambre et c’est là que j’ai rencontré Jean-Marc Simon et son frère qui sont devenus mes associés par après. C’était le début des années ’90. À l’époque, la culture était plutôt « dés-urbaniste », contre les villes, pour l’extension dans les campagnes. Y compris dans l’enseignement de l’architecture où l’on nous apprenait à faire des maisons. Du coup, je suis parti à Barcelone suivre l’aventure de la construction du village olympique, l’un des premiers « en ville », qui s’inscrivait dans un projet de rénovation urbaine et jouait sur le lien ville historique/ville contemporaine. Barcelone, dans les années 90, c’était « la » ville où faire son voyage initiatique, son grand voyage d’architecte ! En Belgique, on n’avait pas du tout ce genre de réflexion urbanistique, un peu l’ARAU mais il s’agissait surtout de thèses culturalistes, de retour à la ville pré-industrielle alors que j’avais le sentiment que les enjeux étaient différents… Après mon master en urbanisme à Barcelone, je suis revenu en Belgique où il y avait peu de choses en termes de pratique. Dans les années 1995-2000, Bruxelles perdait encore des habitants et ailleurs en Wallonie, il ne se passait pas grand-chose. J’ai travaillé avec Guido Stegen, un architecte flamand, et c’est avec lui que j’ai commencé à travailler sur des contrats de quartier, Molenbeek, etc. J’ai lancé mon propre bureau fin des années 90.
J’aime lancer des initiatives et celle-là est peut-être la seule dans laquelle je me trouve encore (rires) ! J’aime être le moteur d’initiatives et j’ai lancé pas mal de choses depuis vingt ans, en capitalisant aussi, y compris sur mon nom. Toutes ces initiatives sont en lien avec la ville : le bureau, l’enseignement, des laboratoires de recherche… J’ai toujours aimé les villes. Enfant, la campagne m’ennuyait !
Mais il s’agit toujours d’un intérêt de la ville en tant que milieu, pas en tant que mosaïque d’objets architecturaux. Les années ’90 n’ont-elles pas été le témoin d’un changement de paradigme, du moins en ce qui concerne la notion d’espace public, par exemple ?Nous sommes dans une période de croissance démographique énorme : plus de 250.000 habitants en quinze ans ; c’est comme si la ville de Gand était entrée dans Bruxelles… mais les infrastructures n’ont pas suivi de la même façon. La ville se densifie, il y a des projets de logements partout, les dents creuses ont disparu, les tours reviennent, on manque de terrain. Et par ailleurs, il y a moins de moyens publics pour anticiper la ville, notamment en termes de mobilité, où il y a un problème gigantesque. On assiste à une effervescence d’initiatives d’économie urbaine,
bottom up, portées par les gens, comme dans la zone du canal, des micro-brasseries, des boutiques de recyclage, de restaurants basés sur des circuits courts… En période de récession comme les années 2000, quand je travaillais sur le Quartier Maritime, ou actuellement, l’urbaniste reste un médiateur, un facilitateur d’initiatives.
Cette époque des années 2000, de la facilitation urbaine, des contrats de quartier, dans un contexte de crise urbaine, cette époque des premiers programmes de politique de la ville est derrière vous. Vos projets sont ailleurs.Aujourd’hui, mon engagement est triple. Professionnel avec beaucoup de projets sur l’espace public, de quartiers nouveaux – toujours au service de l’inclusion sociale : chez nous, on ne construit pas d’aéroports ni de
shopping malls (rires) ! ; académique et scientifique, avec mes cours et le lancement du
Metrolab avec mes amis Mathieu Berger, sociologue de l’UCL et Geoffrey Grulois, urbaniste ULB ; et enfin, plus sociétal et civique. Par exemple, il y a quelques années j’ai fondé Platform Kanal, qui a organisé des festivals pendant sept-huit ans et maintenant, je suis plutôt en dehors de Bruxelles, en France, en Wallonie comme avec
Charleroi Academy…
Que se passe-t-il à Charleroi ?Il se passe beaucoup de choses, mais il n’existait aucun lieu qui parlait de la ville. Un soir, aux Palais des Beaux-Arts, lors d’une conférence d’Eric Corijn sur les villes, et une discussion avec Paul Magnette qui parlait de Charleroi et Paola Vigano qui parlait des territoires post-industriels, il y a eu une sorte de
momentum : il y avait un monde fou et on s’est rendu compte que la ville intéressait les gens. Suite à cela, avec le
bouwmeester Georgios Maillis, Eric Corijn, et Fabrice Laurent (directeur du centre culturel L’Eden), on a lancé la Charleroi Academy (à l’image de la Brussels Academy fondée par le même E. Corijn), une sorte d’université populaire destinée à décrire et à documenter la ville : démographie, économie, emploi, culture, éducation… La deuxième saison portait sur des thématiques plus spécifiques, l’imaginaire urbain, l’alimentation, etc. Les réseaux se constituent au fil des rencontres. On en est à la troisième saison !
C’est aussi de l’urbanisme : de l’urbanisme immatériel. La création d’un lieu de partage de la connaissance. Moi je suis de gauche, et vous pouvez l’écrire (rires) : je suis pour le partage, la solidarité. Il faut partager la connaissance ! Et pas seulement dans des revues pointues en anglais comme nous le demande la logique des universités. Nous les académiques, on a une responsabilité sociale, on est payé par la société et on doit sortir de nos murs. Charleroi Academy, Platform Kanal : il y a un fil conducteur qui est celui de la cohésion sociale, l’inclusion sociale. On fait de l’espace public, du mobilier urbain qui n’exclut pas mais qui inclut…
Justement, vous avez conçu et travaillé sur une série d’espaces publics comme la Cage aux Ours à Schaerbeek, la place de la Monnaie au centre-ville… Comment votre souci de l’inclusion sociale se concrétise-t-il à cette échelle ?La première chose à prendre en compte, c’est la sécurité des personnes qui vont utiliser l’espace, l’entretien et la résistance du mobilier au temps. C’est basique. Le banc en bois, c’est beau, mais en termes d’entretien, pour une commune, c’est une misère. Pour la Cage aux Ours, il s’agissait d’unifier l’espace qui était coupé par le train. La passerelle qu’on a proposée n’est pas simplement fonctionnelle ; elle est aussi symbolique. Elle propose des emmarchements et on observe que les gens s’y asseyent en fonction du soleil. Des vis-à-vis se créent entre les gens qui utilisent les bancs et ceux qui s’asseyent sur la passerelle. Des questions de genre se posaient : les femmes restaient dans l’ombre, les hommes au soleil. On a aussi joué avec ça, afin de donner du soleil aux femmes. Cet espace a été pensé en termes d’inclusion et pas seulement en termes de passage ou de franchissement. Sur la place de la Monnaie, on nous a d’abord dit qu’il n’y avait pas assez d’arbres. Mais je fais des places, pas des parcs ! Une place, ce sont des fonctionnalités qui empêchent parfois qu’il y ait des arbres. L’urbanisme peut être utilisé pour réguler les usages et même les contrôler via un mobilier urbain qui empêche de faire des choses, entre autres les arbres. Sur la place de la Monnaie, on a voulu libérer le centre et garder plein de place autour pour s’asseoir. On a observé les usages, les flux, on a travaillé sur le sol, la pente, sur les bancs. Aujourd’hui, c’est un espace public où il se passe de tout : manifestations, démonstrations, activités culturelles, patinoire… parfois même un peu trop !
Vous êtes académicien depuis septembre. Qu’est-ce que ça change ?C’est un honneur ! On rentre dans une grande institution, on est choisi par ses pairs… Pour moi, ça a d’abord été une reconnaissance de l’idée que l’architecte ne fait pas que construire des bâtiments mais qu’il est aussi un acteur de la société. Je me suis engagé dans ma discipline, dans mon bureau, dans l’enseignement mais aussi dans le milieu associatif ; je vois cette entrée à l’Académie aussi comme une reconnaissance de ce triple engagement.
Je ne suis académicien que depuis quelques mois mais j’entends être très actif ! L’Académie est un lieu que je dois encore découvrir où l’interdisciplinarité me semble déjà très présente puisque la Classe des Arts comprend des musiciens, des artistes, des historiens de l’art… Les échanges seront intéressants. Et j’aimerais aussi m’intéresser à d’autres classes : « Technologie et Société » par exemple. Ce qui m’a frappé c’est que je suis l’un des plus jeunes ! C’est intéressant d’ouvrir l’Académie aux gens de ma génération. Je compte fortement m’impliquer. Quand j’entre quelque part, j’aime amener des idées, proposer des projets, mettre les personnes en réseau. Je connais beaucoup de monde en Belgique francophone dans le milieu de la culture, de l’urbanisme et de l’architecture et l’Académie sera aussi l’occasion d’échanges intra-francophones sur la question de la ville.
Propos recueillis par François Kemp
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