C’est à son bureau de l’Institut Montefiore de l’Université de Liège, au Sart-Tilman, que Damien Ernst nous a convié pour cet entretien et ce fut une rencontre avec ce qu’il faut bien appeler une ‘tête’, dotée d’une intelligence hors du commun, tout en vivacité scientifique et explosivité mentale, l’ensemble teinté par une exquise gentillesse qui n’en a que plus de saveur lorsqu’on découvre toutes les facettes intellectuelles de notre hôte depuis sa prime jeunesse jusqu’à l’envergure scientifique actuelle. Sachons que Damien Ernst donnera un cours-conférence, tout prochainement, dans le cadre du Collège Belgique, le 29 mars prochain, au Palais provincial de Namur, intitulé Énergie et géopolitique : le choc des nations. Cet encore jeune ingénieur et docteur en sciences appliquées de l’ULg, professeur ordinaire et chercheur de renommée internationale, est spécialiste des smart grids (système intelligent de gestion de l’énergie) et tout récemment plongé dans une nouvelle thématique, les micro-réseaux. Sa manière d’aborder les questions énergétiques est tout à fait originale et transversale. L’écouter sera à coup sûr un pur bonheur car une occasion unique de faire la synthèse sur le monde de l’énergie au niveau planétaire, même si les choses ne sont pas nécessairement des plus optimistes et en tout cas pas à connotation dite fleur bleue pour une planète qui n’en porte plus que l’étiquette.
À partir de quand votre passion, semble-t-il énorme, pour les sciences a-t-elle débuté ?Depuis l’âge de onze ans, je voulais faire de la recherche ! Surtout, j’avais une fascination pour les chercheurs en physique. Je me souviens qu’un poster d’Andrei Sakharov, le prix Nobel de physique, trônait dans ma chambre. En fait, tout ce qui relevait du nucléaire me fascinait littéralement. Comme j’étais très bon et rapide en math, et par ailleurs fort mauvais en langues, de fil en aiguille, j’ai voulu devenir ingénieur, sans aucune hésitation et tout naturellement.
Les matières relevant de l’énergie et de l’intelligence artificielle ont été présentes depuis le début de votre parcours d’ingénieur avec un travail de fin d’études, en 1998, sur les réseaux électriques, et particulièrement sur le phénomène de perte de synchronisme qui peut conduire à des blackouts en quelques secondes ? Comment en êtes-vous arrivé à vous pencher sur ces questions d’intelligence artificielle ?Il y a eu une grosse hésitation entre le cursus d’ingénieur électromécanicien et celui en physique. Je voulais faire les deux en même temps. J’avais ainsi demandé de reporter ma cote pour mon année en physique lors d’un cours sur la théorie des circuits avec Mania Pavella. Pourquoi voulez-vous faire de la physique m’a-t-elle demandé ? J’ai répondu que faire de la recherche était mon souhait. Si vous voulez faire de la recherche, vous devez venir travailler avec moi m’a-t-elle rétorqué ! Elle m’a ainsi offert une position d’étudiant-chercheur. En définitive, elle avait tous les ‘trucs’ pour attirer les bons éléments. J’ai commencé par deux années de recherche en stabilité transitoire. Par ailleurs, j’avais un ami qui avait un sujet fort intéressant : l’apprentissage par renforcement qui vise à construire des programmes informatiques intelligents. Ces derniers observent à chaque instant l’environnement qu’ils doivent contrôler, prennent des actions et reçoivent un signal numérique de récompense (le renforcement) en retour. L’objectif étant de maximiser la somme des récompenses. C’est le paradigme le plus puissant en intelligence artificielle. Si vous regardez les programmes qui existent pour battre les joueurs au go, ils sont tous basés sur ce paradigme. Le placement des publicités par Google également. Ce sont les mêmes algorithmes en robotique, en finance, en médecine ou encore dans les jeux vidéo. En définitive, c’est une monétisation de l’intelligence artificielle en associant directement à un comportement un signal numérique que l’on peut maximiser. J’ai donc naturellement appliqué ces techniques aux problèmes auxquels j’étais confronté. Ainsi, ma thèse a porté sur l’apprentissage par renforcement appliqué aux réseaux électriques et c’est là que s’est donc passé le
switch vers l’intelligence artificielle. Cela a été déterminant pour ma carrière d’autant plus que je n’ai pas voulu me contenter d’être uniquement un utilisateur de techniques d’intelligence artificielle. Je voulais en développer de nouvelles aussi, sans doute parce que le domaine me passionnait, sans doute aussi parce que j’étais souvent très déçu des performances des techniques existantes sur les problèmes que je traitais dans le domaine de l’énergie.
Y a-t-il des applications avec le fameux blackout dont on nous dit tant de choses ?Ce n’est pas utilisé à cet égard mais davantage sur les réseaux électriques afin de faire de la planification, ou pour jouer avec les marchés d’électricité où vous avez directement le signal numérique de récompense c’est-à-dire l’argent que vous faites en interagissant avec les marchés. C’est également présent dans l’intégration des énergies renouvelables et du stockage. Prenons l’exemple d’un réseau électrique avec de l’éolien et du photovoltaïque qui peut provoquer des surtensions ou des congestions. La solution est de stocker l’électricité dans des batteries lorsqu’il y en a trop. Les décisions prises vont influencer les décisions que vous pourrez prendre par la suite, c’est un couplage dans les décisions temporelles. Comme lors d’une partie d’échecs, en avançant une pièce, cela va influencer sur les coups que vous pouvez faire par la suite. Et donc pour revenir à l’électricité, les couplages créent une dynamique dans le système qui fait en sorte que les problèmes peuvent être très bien traités par l’apprentissage par renforcement. J’ai donc été béni des dieux dans ce qui s’est passé dans les réseaux électriques en contrôlant ceux de la distribution.
N’appelle-t-on pas cela les smart grids ?Oui, mais il y a désormais une nouvelle vague, une nouvelle thématique et de nouveaux projets : les micro-réseaux. Ce sont des poches du réseau électrique qui sont opérées de manière indépendante du réseau principal, avec un seul compteur les connectant à ce réseau. On peut avoir par exemple des micro-réseaux qui englobent un quartier ou en ensemble de PME. Un micro-réseau optimise lui-même sa production, sa consommation et son stockage d’électricité. Tous les moyens de flexibilité qu’il possède interagissent avec les marchés de l’énergie pour les valoriser. Je trouve cela encore plus passionnant que les
smart grids car avec ceux-ci vous vous heurtez au statisme de monopoles régulés. Tandis que dans les micro-réseaux, c’est davantage libéralisé et les acteurs sont plus impliqués. La dynamique du secteur industriel est beaucoup plus attrayante. En fait, mon travail consiste à créer la couche informatique de prise de décisions au sein de ces micro-réseaux. On travaille à la fois sur la gestion et sur le dimensionnement, à savoir ce qu’il faut y mettre afin de maximiser les résultats.
Ne s’agit-il pas là d’un circuit court ?Oui, en effet, ce qui se retrouve dans beaucoup de domaines par ailleurs. C’est l’émergence des technologies de l’information et aussi de l’émergence de la «
zero marginal cost economy » qui a permis de construire des panneaux photovoltaïques et des batteries à très bas coût, qui ont rendu les micro-réseaux compétitifs par rapport aux grands centres de production d’électricité centralisés. Vous avez ainsi des GRD (gestionnaire de réseaux de distribution) qui ne supportent pas cette option. Ils voient leur monopole attaqué. C’est donc assez intéressant au niveau politique. En fait, ils freinent un développement technologique naturel pour protéger leur monopole. Je pense, du reste, que la manière dont sont construits les réseaux électriques à l’heure actuelle ne présente aucune résilience. En trois heures, avec une voiture et une kalachnikov, je vous mets le réseau belge par terre. Il vous faudra de nombreux jours pour le remettre en fonctionnement.
Pourriez-vous nous introduire à votre cours-conférence du 15 mars prochain, dans le cadre du Collège Belgique, au Palais provincial de Namur, place Saint-Aubain, intitulé : Énergie et géopolitique : le choc des nations ?Tout d’abord, précisons que je suis devenu fort transversal depuis trois ans en passant du secteur électrique à celui de l’énergie en général. Domaine fort passionnant ! Tout ce que j’ai appris sera l’objet de la conférence. Il est très difficile de savoir vers où se dirige l’ensemble, ce qui rend le domaine de l’énergie fort intriguant. À mes yeux, deux phénomènes majeurs existent dans le secteur : très clairement, en premier, celui du gaz et du pétrole de schiste américain qui a cassé complètement la dynamique existant dans le secteur du pétrole depuis plus de trente ans et, deuxièmement, celui des énergies renouvelables avec des prix qui n’arrêtent pas de chuter en devenant la source la moins chère d’électricité. La grande inconnue est celle du gaz et du pétrole de schiste ! Il est en effet impossible de dire si cette filière va faire une croissance ou pas. Il faut savoir que 80 % de notre énergie vient du fossile (charbon, gaz et pétrole). Je vais donc donner une vision unique, balancée et mature du secteur de l’énergie, à l’instar d’une aventure ou d’un voyage dans le domaine mais en transversalité. Et des éléments de cette vision seront chiffrés : par exemple, en Belgique, il faudrait recouvrir la province de Liège (3.000 km²) de panneaux photovoltaïques pour satisfaire la demande en énergie !
Quelles conclusions en tirez-vous ?Je ne conclurai pas car il n’y a pas de conclusion possible. Ce serait une erreur et de la prétention dans le domaine énergétique que de savoir conclure. Trop d’incertitudes existent. Le problème est qu’il n’y a souvent pas de choix clair, bon ou mauvais du reste, car le système est extrêmement incertain et les enjeux sont divers. Par exemple, est-il souhaitable d’arrêter avec le pétrole de schiste américain alors que nous avons une énorme dépendance énergétique avec le Moyen-Orient et ses dictatures qui financent le terrorisme ? N’est-ce pas préférable de payer le prix écologique du pétrole de schiste qui d’ailleurs est difficilement rationalisable ?
Qu’en est-il en définitive avec ces fameux blackouts ?Les raisons pour lesquelles vous pouvez avoir un blackout sont multiples. Celle qui a le plus marqué les esprits est un problème d’approvisionnement, soit pas assez de génération pour faire face à la demande d’électricité. C’est le problème le plus ridicule sur lequel vous pouvez tomber, c’est comme construire un bateau qui est plus lourd que l’eau qui occuperait un volume similaire à ce dernier, et qui dès lors coulera dès que vous le mettrez à l’eau ! Et pour que le réseau électrique ne coule complètement, on fait des délestages. C’est un peu triste d’en arriver là. On a certes pas eu de chance avec notre filière nucléaire, mais le fond du problème est lié au fait que la planification de la génération n’est plus prise en main par l’État. C’est la main invisible du marché qui s’en occupe et cela ne fonctionne pas. C’est un problème grave et un échec, à mes yeux, du modèle libéralisé au niveau de l’énergie. On peut vraiment se poser la question de savoir si l’énergie n’aurait pas dû rester une compétence régalienne. Je le pense honnêtement et on peut vraiment déjà prédire le désastre en matière énergétique qui va se produire dans les années à venir, surtout avec les mandats politiques limités à cinq ans qui empêchent d’avoir une politique énergétique à long terme ! Par réaction, le ‘survivalisme’ va survenir avec les micro-réseaux. Les batteries mobiles joueront peut-être aussi un rôle important. On pourrait même imaginer dans le futur des bateaux-batteries qui collecteraient de l’énergie solaire dans le Sahara, comme vous avez des pétroliers qui ramènent du pétrole.
Quels sont vos projets ?Je veux juste poursuivre ma recherche dans le domaine de l’énergie et de l’intelligence artificielle mais avec un nouvel objectif : lancer des compagnies, des start-up très proches de l’ULg, qui valoriseraient nos résultats. Les gros entrepreneurs belges sont mauvais en innovation technologique, ils ne prennent plus de risques et je veux pouvoir moins compter sur eux pour la valorisation de nos résultats. Ils ne pensent qu’à maximiser leurs bénéfices au lieu de reprendre 10 à 20 % de ces derniers pour faire de la R&D. Ce ne sont souvent plus des entrepreneurs. De façon surprenante, c’est chez Nethys où l’actionnariat est public que j’ai vu ces dernières années une grosse boîte avec un côté entrepreneurial.
Propos recueillis par Robert Alexander
Quelques orientations bibliographiques :Le lecteur est invité à se référer au site suivant où sont accessibles de nombreuses publications de Damien Ernst ainsi que des informations complémentaires :
http://blogs.ulg.ac.be/damien-ernst/publications/ Signalons l’article paru tout récemment dans
L’Écho qui nous offre de découvrir quelques facettes des plus sympathiques de cet homme aux multiples dimensions :
http://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/206852/1/ernst-mon-argent.pdf