Message
Fermer
Mot de passe oublié
Rechercher
Entrez au moins 3 caractères
Rechercher|Se connecter
 test
FiltresHaut de pageBas de page
Filtres
Haut de page
Bas de page
18 décembre 2017
Astrid de Hontheim. Chasseurs de têtes et de diables : une anthropologue en Papouasie ou comment se forger une pensée métisse
J’ai rendez-vous avec Astrid de Hontheim à l’Académie royale, dans la salle Léopold. La solennité du lieu me fait craindre qu’elle ne soit un obstacle à notre dialogue, que la beauté des lambris ne vienne brider la spontanéité de nos propos. C’était sans connaître mon interlocutrice qui d’emblée affiche un large sourire, un enthousiasme et un dynamisme communicatif. Le courant passe immédiatement entre nous, et je m’engage, rassurée, dans la découverte de cette jeune académicienne tout juste élue à la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, et au parcours peu commun, dont les publications ont stimulé mon envie de la rencontrer.

Docteur en Sciences sociales de l’ULB et de l’Université de Provence, anthropologue de terrain en Papouasie, elle est reconnue internationalement pour ses travaux notamment sur l’interaction « visible/invisible » et son approche du fait missionnaire qui lui ont valu d’enseigner à San Diego, à Ottawa, à l’ULB et à l’Université de Mons où elle donne les cours d’Anthropologie religieuse, d’Anthropologie économique, d’Anthropologie sociale et d’Anthropologie, Médias et Littérature. Membre de diverses sociétés savantes – Pacific Arts Association, European Society for Oceanists, American Anthropological Association –, elle a été reçue à l’Académie royale des Sciences d’Outre-Mer en 2014. Voici donc une « double » académicienne de 48 ans !


Astrid de Hontheim, il semble ne pas y avoir de parcours tout tracé quand on a choisi une discipline comme la vôtre. L’anthropologue est-il forcé à connaître une pluralité d’expériences et de vies ?


C’est tout à fait cela et pour moi il y a en plus le handicap de m’y être mise « sur le tard », j’ai commencé mes études universitaires à trente ans, ce qui exclut de pouvoir bénéficier d’une partie des bourses et du FNRS.

Je n’avais jamais pensé à l’anthropologie ! Issue d’un milieu aristocratique conservateur, je passe ma jeunesse à batailler pour faire plier les règles et m’éloigner du chemin balisé par les miens qui me conduirait à organiser des événements de prestige pour un mari issu du même moule.

Je veux travailler, suivre ma propre voie et me lance dans l’interprétariat, la comptabilité. J’exercerai différents métiers : traducteur de cahier de charges pour une centrale électrique en Hongrie, vendeuse de leasing et d’assurances, cadre dans le privé, en ergonomie logicielle.

Le point de bascule ou de rupture viendra de mon envie d’être utile, de la prise de conscience de mon malaise profond à l’égard d’objectifs cyniques cachés derrière le discours de rentabilité de certaines entreprises. J’ai le désir de contribuer à une humanité plus harmonieuse et je lâche tout pour reprendre à zéro.

C’est un moment de doute et de transition et des amis me proposent de partir à Bornéo pour y faire un film. Le projet échoue mais l’idée de changer d’air demeure et nous embarquons pour la Papouasie occidentale, en Nouvelle-Guinée. En voyant l’île de l’avion, à l’atterrissage, il se passe quelque chose de l’ordre de la fascination. Cet instant va bouleverser ma vie. Je découvre des comportements très différents du nôtre, l’étrangeté au sens premier, et une nature belle à couper le souffle, une nature de contes de fées.

Au retour de ce voyage, je n’ai qu’une idée, faire quelque chose autour de la Nouvelle-Guinée. Trois chemins sont possibles : devenir missionnaire(!), médecin ou anthropologue. La durée des études et mes convictions me font opter pour le troisième.

Inscrite en sciences sociales, j’y fait mes « classes » avec toujours le désir tenace de retourner en Papouasie, au pays des Korowai.

Quel est le point de départ de votre inclination pour la recherche : le lieu géographique ou la thématique de la conversion ?

C’est clairement le lieu, la Nouvelle-Guinée avec ses comportements déconcertants au milieu d’une nature exubérante. Dans la ligne de Lévi-Strauss, je choisis d’aborder ces mondes avec un regard éloigné, distancé pour mieux comprendre des phénomènes comme la frontière tacite entre terres de guerre et de non-guerre que l’on ne transgresse pas sous peine de mort. J’ai envie de suivre le travail de terrain des missionnaires qui bousculèrent le mode de vie des chasseurs de têtes de la côte sud il y a à peine quelques décennies. Je m’intéresse aussi aux Korowai qui habitent dans les arbres et qui communiquent par le chant. Quel est l’impact de cette pratique aboricole sur leur manière de penser ?

Mais je ne réaliserai pas ce rêve du retour à la terre mythique des Korowai. En essayant par tous les moyens de les rejoindre, j’ai abouti chez les Asmat et sur les conseils du professeur Alain Dierkens, je ferai un long chemin auprès d’eux pour m’attacher au fait missionnaire. Les Asmat présentent cette riche particularité d’une présence missionnaire catholique et protestante depuis 1953. Mes travaux reposent notamment sur ce que j’ai pu tirer de mes entretiens avec eux et les missionnaires et du dépouillement des archives de ces derniers, aux États-Unis et aux Pays-Bas.

Mon apprentissage des langues locales – l’indonésien et une des huit langues asmat – et mon approche fondée sur l’observation participante m’aideront à nouer des relations étroites avec les populations et à saisir l’envers du décor…

Intéressons-nous à présent à vos principaux thèmes de recherche, en commençant par le premier vers lequel Alain Dierkens vous a aiguillé.

Le premier concerne, en effet, le fait missionnaire dont j’entends donner une lecture globale. Au -delà de l’évangélisation, les missionnaires ont eu une influence sur la vie sociale, culturelle et familiale des Asmat. Certains d’entre eux voulaient faire table rase de « la culture » au sens large ; d’autres ont fini par être touchés par ce qu’ils observent et qui touche le cœur de l’être. Ainsi un des quatre missionnaires arrivés en 1956 a voulu arrêter un raid de chasse aux têtes que les Asmat pratiquaient traditionnellement en s’encourageant par des rituels conduisant à la victoire. De petite taille et chétif, il se poste seul dans une pirogue au milieu de la rivière pour faire obstacle aux pirogues des guerriers et leur parle en néerlandais. L’incroyable se produit : les chasseurs de tête s’arrêtent, pétrifiés, et font demi-tour. Comment expliquer ce prodige ? Du point de vue du missionnaire, « j’étais en colère », a argué l’intéressé. Il y a peut-être une explication complémentaire. Pour de nombreuses populations mélanésiennes des « premiers contacts », la peau blanche est une peau noire en décomposition ; cette croyance est à la base des cultes du cargo, qui émergèrent également en pays asmat. Le missionnaire aurait donc été identifié à un mort qui revient. À Molokai, le Père Damien procédait de la sorte quand il faisait irruption dans une maison pour s’opposer aux rituels nocturnes en brisant tout sur son passage. La colère faisait son effet sur ses interlocuteurs.

On observe dans des récits comme ceux-là l’étrange relation qui unit population indigène et évangélisateurs dont la personnalité et l’aplomb induit un changement dans les intentions et les comportements des Asmat.

Les missionnaires ont également influé sur le marché de l’art, sans doute bien malgré eux ?

Passionnés d’emblée par l’art asmat, ils seront à l’origine d’un vaste mouvement de protection et de mise en valeur de leur production matérielle. Dès la fin des années 1960, leur mobile originel sera de sauver les traces des pratiques ancestrales qu’ils ont commencé à détruire. Les objets asmat se commercialisent et certains en arrivent à perdre leur sens rituel. Les missionnaires finiront par jouer un rôle de faire-valoir dans un réseau d’art contemporain qui les dépasse.

On assiste à un phénomène étonnant. Des ventes aux enchères sont organisées vu le succès des productions artistiques asmat dont l’intérêt ne s’explique pas uniquement par leur esthétique spectaculaire. Les acheteurs allemands, néerlandais, américains achètent une histoire, une potentialité magique de l’objet qui leur plaît. Cette fascination s’exerce aussi sur les missionnaires. Alors que la littérature protestante est baignée d’allusions à Satan et de mises en garde, ils vont continuer à collectionner ces objets dont ils craignent la présence satanique supposée les habiter et qu’ils disent, par ailleurs, vouloir détruire et faire brûler. Mon hypothèse est que cela leur rajoute du pouvoir, tant social que magique.

Ceci nous amène à un autre thème de recherche : l’interaction visible/invisible.

Pour les Asmat, le contenu invisible de l’objet est capital. Avant de le construire, son auteur conçoit l’image mentale du futur objet doté de vie, en accord avec les ancêtres qui lui envoient l’image. Le pacte est scellé par un jet de chaux dès que l’œuvre est achevée. L’objet vivant se manifeste à l’occasion et rappelle l’interdiction de l’offenser ou de l’abandonner. Et en échange du respect qu’il reçoit, il protège le foyer. En cas de vente ou de déplacement, que devient cette « présence » ? L’auteur ou le détenteur originel prélève un morceau de l’objet pour en conserver le sens, l’esprit, c’est délibéré. S’intéresser à ces populations nous aide à repenser les frontières entre les mondes. Dans l’exemple évoqué, il s’agit de manipuler une présence spirituelle selon certaines règles. Il faut aussi apprendre à se méfier des mots. Le mot « culture » n’existe pas dans la société asmat. Le chercheur doit donc prendre conscience ex abrupto des différences de vocabulaire, de sens et de perception du monde.

S’intéresser à l’apparence d’une statue n’est qu’une manière de la comprendre. Les sculptures sont l’expression de défunts, d’éléments de la nature et d’esprits non incarnés. Elles témoignent qu’il n’y a pas une seule manière de penser.

L’observation du Christ en croix d’Atsj en est une belle illustration. L’artiste l’a représenté poignets liés au-dessus de la tête sur une croix devenue inutile, assisté par des personnages de la vie quotidienne asmat. C’est à la fois une réinterprétation de la crucifixion qui ne leur parle pas, dans une réminiscence de l’esclavagisme du siècle précédent, une fusion de deux lectures via l’histoire orale. Cette déviation du modèle copié renvoie à la notion de pensée métisse élaborée par Gruzinski. J’inscris profondément ma méthodologie dans cette approche : saisir une civilisation de l’intérieur, à l’envers du décor, en combinant les archives (la dimension historique est essentielle), en interrogeant les protagonistes et en étudiant les rites, les personnages cultuels, la culture matérielle, les gestes du vivre ensemble, les convictions, la langue et les moyens de communiquer.

J’aimerais évoquer avec vous la question de la relation Homme/Nature à laquelle l’anthropologie nous a rendu attentifs.

La tradition asmat repose sur la croyance en la perpétuation de la société par le maintien d’un équilibre, une complémentarité entre Faune, Flore et Humanité, toutes composantes d’un tout, la forêt. Les taxonomies asmat diffèrent des nôtres : seules cinq espèces sont considérées comme « animales », les autres espèces ayant un rôle spécifique.

Il y a toujours un animal protecteur des sociétés, des clans.

Dans la région que j’ai étudiée, l’humanité est née de la relation d’un crocodile avec le premier homme. La fusion Homme/Animal s’inscrit au cœur de la symbolique asmat. Les Asmat se regroupent en douze groupes culturels, la descendance des douze ancêtres primordiaux. Ces premiers ancêtres vivaient dans une grotte qu’ils ont quittée sur une pirogue en forme de serpent et avec laquelle ils ont descendu les fleuves pour fonder les douze premiers villages. Jaillissant de la grotte, symbole du sexe féminin, le flot des fleuves a ainsi fertilisé le monde à l’aide du serpent-phallus. Le serpent avertit aussi du retour des ancêtres morts, il est porteur de vie et de mort à la fois. Les haches de pierre, ces objets rituels prestigieux permettant la communication avec l’au-delà, se transforment en serpent dans certaines circonstances. La vie et la mort cohabitent dans tous les domaines, y compris la chasse aux têtes. Le chien est aussi un animal sacré, qui a donné le feu. Dans les villages, le feu ne doit jamais s’éteindre et la chair du chien fait l’objet d’un interdit absolu.

Les Asmat vivent donc en mêlant les animaux à leur quotidien : on négocie avec une espèce animale que l’on part chasser. De même avec certains arbres avant de les abattre. Les Asmat justifient leurs actions qu’ils s’efforcent de faire correspondre aux intentions initiales, ritualisées. Il faut prévenir les esprits des intentions humaines et convoquer le rituel.

Le rapport Homme/Forêt, vous l’avez étudié également en Afrique ?

Effectivement le professeur Mathieu Kervyn du département de géographie de la Vrije Universiteit Brussel m’a proposé de participer à un projet pluridisciplinaire sur la résilience face aux glissements de terrain au Cameroun et en Ouganda, en raison de mon expérience de terrain en forêt tropicale humide et de mon intérêt pour la dimension visible/invisible, des catastrophes en l’occurrence. J’ai, entre 2013 et 2017, assuré le volet anthropologique de ce projet (Brain.be/Belspo « Landslides in Equatorial Africa : identifying culturally, technically and economically feasible resilience strategies ») et mené la recherche sur le terrain dans les Rwenzori.

Je me suis penchée sur les rites impliqués dans les catastrophes, sur la manière de penser le monde pour expliquer ces phénomènes, sur l’utilisation de l’environnement, de plantes notamment, à des fins rituelles et sur les spécialistes de l’invisible tels que les guérisseurs-médiums et les faiseurs de pluie et de soleil.

Ce souci de leurs traditions vous a valu une reconnaissance des universités du grand Kasaï ?

Elles m’ont honorée par la remise des insignes de doctorat Honoris Causa pour ma contribution à la préservation des traditions. L’idée de créer une université pour les Bakonzo à Kasese a fait son chemin, j’en ai été élue Vice-Chancelière. Plusieurs Congolais ont été impliqués dans le projet. Reste à trouver des financements pour lui donner forme…

Et demain, à quoi sera-t-il consacré, à l’anthropologie du sud de la Belgique !

En effet, implantée depuis quelques années dans la région de Beauraing, je prépare un ouvrage sur les guérisseurs ardennais.

Avec le professeur Baudouin Decharneux, nous projetons un livre sur la relation visible/invisible.

Et puis je me suis lancée dans une initiative ambitieuse : la création d’une École spirituelle, dans un village à deux pas de chez moi…

Maud Sorède, novembre 2017