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De l’avoir à l’être. Prospérité en quête de sens. Entretien avec Isabelle CassiersLa crise multidimensionnelle et l’instabilité des dernières décennies nous ont habitués aux interventions médiatisées d’économistes souvent dogmatiques et distancés, à leurs querelles d’écoles, s’affrontant à fleurets mouchetés pour commenter, dans l’immédiateté, à coups de chiffres et sans réelle analyse, des événements graves pour l’avenir de la planète et de ses habitants, laissant le citoyen lambda face à ses questions, ses doutes et ses peurs.
Ce n’est pas vraiment le profil d’Isabelle Cassiers, chercheur qualifié du FNRS, professeur à l’Université catholique de Louvain et académicienne depuis juin dernier. Sa rigueur scientifique, elle l’a enrichie d’une ouverture à d’autres disciplines, d’une prise de conscience des enjeux normatifs et politiques des grandes questions économiques, d’une écoute des individus et associations qui l’ont aidée à oser une attitude de compassion et à assumer une posture de chercheur engagé. Refusant les visions réductrices d’une société où la prospérité se mesure strictement à la production et à l’enrichissement matériel, où ce que l’on compte fait fi de ce qui compte, elle sait que le développement « soutenable » passe par une remise en question radicale de nos modes de pensée, de nos comportements et de notre organisation sociale. Toutes les conditions pour une mutation profonde sont là, tournant historique à ne pas manquer, pour reposer ces questions à leurs racines et comprendre que derrière les choix prétendument techniques de la mesure de la richesse d’une nation se cachent des options idéologiques, des choix de valeurs humaines et sociétales. En novembre prochain, Isabelle Cassiers exposera, au Collège Belgique, sa vision de la prospérité qui prend en compte l’affirmation de valeurs promues collectivement.
Isabelle Cassiers nous reçoit chez elle, un espace dédié à la lumière, aux fleurs exubérantes – pas un jardin au tracé géométrique –, à la quiétude. Elle nous emmène au cœur de son parcours et des ses travaux et nous ne voyons pas le temps passer. Avec sa voix si particulière, qui marie clarté, force de conviction et chaleur, nous découvrons ses analyses, subtiles, accessibles, ses indignations qu’elle sait étayer, sa volonté d’être en adéquation avec sa recherche intérieure. Il ne s’agit pas niaisement de tourner le dos à la croissance mais de réfléchir à des moyens de la canaliser vers des biens et services à faible empreinte écologique et à forte empreinte humaine.
Isabelle Cassiers, votre enfance a été un bel aiguillon pour vous ouvrir à la réflexion, au questionnement et à d’autres cultures.
Oui, j’ai eu la chance d’être fille de diplomates. Les voyages de mon enfance m’ont ouvert l’esprit. Ils m’ont confrontée très jeune à la diversité des territoires, des civilisations, des milieux sociaux, des modes de vie et des systèmes politiques. Cette expérience a certainement contribué à la construction de mon identité, à ma sensibilité aux faits sociaux, au développement – j’ai été marquée par quatre années passées en Éthiopie – et au questionnement intellectuel face aux grands enjeux de société. Cela m’a aussi aidée à relativiser tout état des faits, tout ce que l’on prend généralement pour donné.
En fin de scolarité, j’étais curieuse de tout. J’aurais voulu tout étudier ! J’ai choisi les sciences économiques pour la polyvalence qu’offrait à l’époque leur programme de candidature (programme qui s’est depuis lors rétréci et spécialisé, hélas !). J’ai mené parallèlement un premier cycle en philosophie par goût des réflexions sur le sens de la vie.
Diplôme en poche, le choix n’est guère plus simple, même si la poursuite vers un doctorat s’avère rapidement une évidence.
Ce qui était simple à l’époque, c’était le plein emploi ! Trouver du travail était évident ! Comme j’avais de très bons résultats universitaires, mes professeurs m’ont encouragée à postuler au FNRS. J’hésitais entre deux domaines de recherche portés par des personnalités très riches et très différentes : l’économie financière avec le professeur Alexandre Lamfalussy ou l’histoire du développement économique et social avec le professeur Jean-Philippe Peemans. C’est sous la direction de Peemans que je ferai mes premiers pas de chercheur, très impressionnée par sa pensée critique, par son éclairage multidisciplinaire de l’histoire économique et des théories du développement.
Votre reconnaissance à l’égard de vos maîtres est importante à vos yeux ; il ne s’agit pas d’une formule creuse dictée par une civilité de bon aloi.
Je leur dois une véritable formation. Jean-Philippe Peemans m’a fait prendre conscience de l’interpénétration des faits idéologiques, politiques, culturels et sociaux dans la transformation des systèmes économiques. Puis Philippe De Villé m’a permis d’intégrer ces réflexions dans un cadre macroéconomique. Grâce à eux, les ingrédients de mes futurs travaux et mes outils méthodologiques se sont imposés à moi très rapidement.
On est frappé en effet par la cohérence qui s’installe précocement dans votre activité scientifique, arrimée autour d’un fil rouge – l’analyse du rôle de l’État, sans cesse approfondie – et qui va vous conduire à une vision intégrée de l’économie, enchâssée aux dimensions socioculturelles, politiques et aux données historiques.
Tant mieux si c’est l’impression qui ressort de mes travaux ! En cours de route, je les trouvais parfois éclectiques, mais a posteriori oui, je crois que la cohérence est bien là. Mes premières recherches ont porté sur l’économie belge au XIXe siècle et m’ont rapidement menée à un questionnement sur le rôle de l’État. Cela m’a naturellement conduit au constat de la transformation de ce rôle dans les années trente. D’où l’envie d’en comprendre l’articulation avec les crises. C’est vrai que c’est devenu mon fil rouge et que j’apprécie d’y revenir régulièrement et d’approfondir cette thématique en la voyant évoluer « en live », si je puis dire.
Ma thèse de doctorat est intitulée « Croissance, crise et régulation en économie ouverte : la Belgique entre les deux guerres ». J’ai voulu, en m’inspirant de la théorie de la régulation et au moyen d’un cadre rigoureux, analyser l’interaction de plusieurs dimensions dans l’éclatement d’une crise et dans son dépassement : l’économique, le social, le politique, le technologique, l’idéologique… C’était intéressant de voir la spécificité d’une économie très ouverte sur l’extérieur, ouverture qui, dans les années trente, n’était pas fréquente. Depuis lors, la majorité des pays se sont ouverts. Ma thèse sur le cas belge du siècle dernier m’aidait donc à saisir des questions qui sont devenues pleinement actuelles.
Cette conception de la science économique me passionne. L’évolution des rapports sociopolitiques et des institutions donne de la substance, de la chair à des équations qui ne sont qu’un squelette. L’histoire illustre bien cela. Prenons l’exemple d’une équation de salaires comme on en trouve dans les modèles économiques. Elle ne tombe pas du ciel, bien évidemment ! Elle est fonction de l’existence ou non de syndicats, de l’institutionnalisation ou non de l’indexation des salaires etc. ; il importe de prendre en compte toute la genèse des paramètres de cette équation : la mécanisation qui rend possible les hausses de productivité ; la détermination des ouvriers qui descendent dans la rue pour infléchir la donne, obtenir l’indexation des salaires et la protection sociale…
Pour en revenir au thème central de ma thèse, suivre l’évolution de la régulation macroéconomique dans un contexte de crise m’a permis de saisir les mécanismes fondateurs de l’État-Providence, ou plutôt de l’État contemporain, car son champ d’intervention dépasse de loin la seule protection sociale. Mes recherches montraient comment les changements de politique économique survenus en Belgique à la fin des années trente résultaient de l’interaction entre les bouleversements politiques et sociaux internes et les transformations du contexte économique mondial.
Votre thèse terminée, c’est à la Belgique d’après 1945 que vous vous intéressez.
Oui, toujours en gardant à l’esprit la question du rôle de l’État. D’une part, j’ai tenté de brosser les grandes tendances de la croissance des années 1945 à nos jours, et d’autre part j’ai approfondi certaines thématiques, parfois en réponse à des sollicitations spécifiques : la politique monétaire, le rapport entre les banques et l’État, ou encore la concertation sociale (notamment avec Luc Denayer, secrétaire général du Conseil central de l’économie).
L’analyse macro-économique de l’après-guerre met en évidence deux périodes bien tranchées : les années 1945 à 1975 ou « trente glorieuses » qui ont souvent été considérées comme un âge d’or (revenus en hausse, plein emploi), puis les années d’après les chocs pétroliers, ou « trente bouleversantes », marquées par le chômage, l’austérité et bien des remises en question.
Le retournement radical de doctrine et de politique économique initié par Reagan et Thatcher fut suivi dans de nombreux pays. Il a inspiré les mesures prises en Belgique à partir de 1981 par le gouvernement Martens-Gol doté de pouvoirs spéciaux. Ce sont les fondements même du compromis social qui sont affectés, avec des modifications majeures en termes de partage des revenus et de fonction redistributive de la fiscalité.
Aujourd’hui, les jeunes ne sont pas toujours conscients de la rupture dogmatique radicale survenue dans les années quatre-vingts. C’est le triomphe du credo sur les bienfaits du laisser-faire, de la confiance dans la régulation par le marché. C’est cet acte de foi qui inspire ensuite l’évolution de la politique économique.
Ainsi, ce qui n’était initialement qu’une réponse à la crise des années septante induit un changement structurel à très long terme. Certaines décisions sont très difficilement réversibles. Par exemple, il est infiniment plus facile de libérer les mouvements de capitaux que de réinstaurer des limitations. C’est aux effets des dérégulations et à la difficulté de retourner vers plus de régulation que nous sommes confrontés aujourd’hui.
Il en va de même en matière de redistribution des revenus. L’État conserve un rôle important en Belgique où se maintiennent prélèvements et redistributions mais la pression est constante pour réduire ses interventions, aller vers plus de laisser-faire et jeter l’opprobre sur ceux qui prônent plus de fiscalité pour corriger les inégalités. Nous avons vécu depuis l’après-guerre dans une sorte de compromis social à la scandinave. Aujourd’hui, cette option est considérée comme néfaste à l’esprit d’entreprise et à l’efficacité économique. Les économistes ont tendance à opposer efficacité et éthique mais cette antinomie me semble très contestable.
Que vous inspire la crise de ces dernières semaines ?
La crise boursière, cela crève les yeux, nous parle encore de l’État, de sa place dans l’économie et des rapports de pouvoir qui nous gouvernent. Si les agences de notation détiennent aujourd’hui un pouvoir exorbitant, c’est parce qu’on le leur a concédé ! On a ouvert les vannes de cette prise de pouvoir par les acteurs financiers (spéculateurs, agences, fonds de pension etc.).
À la faveur d’un contrat de recherche avec la Générale de Banque, j’ai étudié, en 1997, les rapports entre les banques et l’État et le big bang des marchés financiers. Je m’étais étonnée que l’on adopte dans les années nonante des mesures qui étaient à l’exact opposé des décisions prises en 1935. En fin de crise des années trente, on avait pris conscience que le régime des banques mixtes avait contribué à l’aggravation de la situation. Les dépôts d’épargnants avaient été investis par les banques dans des placements trop risqués. La scission des banques mixtes imposée en 1935 a séparé les banques d’affaire des banques de dépôt, protégeant celles-ci du risque. Dans les années 90, les décideurs ont fait le chemin inverse, notamment en dérégulant les marchés financiers et en « titrisant » la dette publique, c’est-à-dire en rendant possible l’émission directe de ces titres sur les marchés financiers.
Dès lors, les agences de notation, dont le métier est d’évaluer la valeur des titres, sont entrées dans la danse, prenant la main sur les décisions politiques. Autrefois, elles ne notaient que les créances privées. On leur a donné le pouvoir de noter les créances sur le secteur public. Une génération, celle de la fin des années quatre-vingts, a pris des décisions de libéralisation aux effets considérables, avec le soutien de théories économiques telles que celles de l’École de Chicago. Celles-ci ont servi une droite ultralibérale…
Comment expliquer que l’on n’ait pas mieux tiré la leçon, après la crise de 2008 ?
En effet, on n’a pas pris les dispositions nécessaires. Pourquoi ? Parce que les prendre demande un retournement des rapports de forces, ou au minimum une vision de long terme. Des intérêts financiers à court terme font obstacle à des décisions qui, à long terme, seraient favorables même à ceux qui s’opposent à ces décisions ! On voit les difficultés de Barak Obama pour tenter de convaincre les milieux républicains arc-boutés sur leur credo de libéralisme économique.
Mes sentiments face à la situation mondiale sont partagés : d’une part un formidable espoir devant l’émergence de mouvements citoyens locaux décidés à réagir, à avoir leur mot à dire dans la construction de l’avenir, mais d’autre part une inquiétude tout aussi grande vis-à-vis de pouvoirs qui risquent de briser toute initiative. L’argent est un redoutable pouvoir !
Vos recherches consacrées au PIB et aux indicateurs de richesse alternatifs ont étayé cette vision sans complaisance des politiques économiques.
Cette réflexion a commencé pour moi dès 1995, quand, à la demande d’un historien de la VUB, Peter Scholliers, j’ai rédigé un article sur la comptabilité nationale et ses limites. Ce travail m’a influencée à deux égards. Il m’a fait prendre conscience du plaisir que j’éprouve à écrire pour des non-économistes, expérience que j’ai multipliée depuis. Il m’a aussi permis de circonscrire les limites de ce bel outil qu’est la comptabilité nationale, dont le PIB – produit intérieur brut – est issu, et qu’on interprète souvent très mal. C’est important de rappeler aujourd’hui tout ce que le PIB ne prend pas en compte (les activités domestiques ou bénévoles, les dommages à l’environnement…). La comptabilité nationale est historiquement marquée, elle est le produit d’une époque : celle de l’émergence d’un compromis social basé sur la croissance économique. Il est vrai que la hausse exceptionnelle du PIB pendant les Trente glorieuses a permis une amélioration des niveaux de vie au sein des pays riches et le financement de systèmes de protection sociale. Mais viennent ensuite des années de renforcement des inégalités, de chômage et d’explosion des problèmes environnementaux. Le doute s’installe sur la capacité de la croissance économique – telle qu’elle se poursuit et telle qu’elle se mesure – à nous rendre globalement et collectivement heureux, dans les limites de la planète.
Si l’on veut un indicateur capable de nous indiquer des objectifs de société, il faut sortir de la logique productiviste et consumériste qui a prévalu dans l’élaboration de la comptabilité nationale. C’est le sens des recherches actuelles sur les nouveaux indicateurs de richesse. Ceux-ci devront intégrer des dimensions écologiques, éthiques, et de qualité de vie.
Il ne s’agit pas de condamner toute croissance ou de faire marche arrière, mais de faire le tri entre des activités favorables ou nocives à l’humanité et à toute forme de vie sur terre. Que voulons-nous faire croître ? Nous devons disposer de nouveaux outils pour favoriser les activités qui font sens.
Une pause-carrière en 2006, que vous mettez à profit pour faire le point sur votre relation à la recherche et sur les sujets qui sont au cœur de vos questionnements les plus profonds, accentue votre réorientation vers la problématique de la prospérité et attise votre décision d’assumer votre posture de chercheur engagé.
Si la croissance du PIB ne représente pas ou plus un objectif désirable pour nos sociétés, la recherche d’autres indicateurs m’est apparue comme une nécessité intellectuelle et morale. Heureusement, je ne suis pas seule à avoir pris cette voie. L’OCDE a organisé des rencontres importantes sur ce thème. En France, Joseph Stiglitz et Amartya Sen, deux Prix Nobel, ont présidé une Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social dont le rapport a été publié en 2009. Dans la foulée, des universitaires et des associations de citoyens ont créé un Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR) auquel je participe.
Je suis souvent invitée à donner des conférences pour le grand public et à m’exprimer dans les medias sur ces questions. L’accueil très positif que j’ai toujours rencontré m’a prouvé à quel point cette thématique est importante et m’a donné l’énergie nécessaire pour creuser le sujet. J’éprouve une vraie reconnaissance pour ceux qui par, leur écoute et leurs réactions, m’ont renforcée dans cette voie.
Si j’ai souhaité toucher d’autres milieux que mes pairs, c’est aussi parce que le sujet a une dimension normative et dès lors ne concerne pas que les experts. Définir ce qu’est le bien-être, décider de « ce qui compte » lorsqu’on tente de le mesurer et de comment on le compte implique des choix de valeurs. La décision doit être éclairée par des personnes averties tels que des statisticiens mais elle doit aussi reprendre sa place politique. Il s’agit de mettre en cohérence ce que l’on compte et ce qui compte. Qui peut influencer les objectifs qu’une société s’assigne, qui décidera des critères selon lesquels on jugera si la qualité de vie est « saine, bonne et juste » ?
Devant l’échec des agissements traditionnels et l’exacerbation de la mondialisation, le temps presse de repenser les objectifs de la croissance. Cet impératif vous l’avez fait vôtre en travail de séminaire depuis 2006. Réflexion interdisciplinaire qui vient de faire l’objet d’un ouvrage qui fera date, Redéfinir la prospérité.
Je serais très heureuse qu’il fasse date ! Pour moi-même, pour les quinze auteurs qui y ont contribué, et pour tous ceux qui se reconnaissent dans les idées qu’il véhicule ! Dans sa préface à cet ouvrage, Dominique Méda rappelle que depuis le XVIIe siècle, on a assimilé « l’état heureux » à l’accumulation des richesses. La définition de la prospérité dans le registre de l’avoir l’a emporté sur son acception dans le registre de l’être. Bien des mouvements suggèrent qu’il est temps de basculer vers le déploiement et l’émancipation de l’être. Le livre aborde les enjeux historiques, « substantiels » et politiques de cet impératif de repenser en profondeur le concept de prospérité. Il n’élude pas la question de la capacité des sociétés à disposer d’elles-mêmes, et donc celles de l’autonomie collective, de la gouvernance et du rôle des autorités publiques face au marché.
Notre réflexion invite le lecteur à prendre conscience que c’est une conception figée de la prospérité qui est à la confluence des crises actuelles – crise économique, environnementale démocratique – et que c’est en impliquant les associations citoyennes, les syndicats, les mouvements politiques, spirituels et culturels dans la redéfinition de cette notion que nous stimulerons la capacité d’autonomie collective de nos sociétés.
Beau défi pour le chercheur !
Il faut oser reposer les questions à leurs racines. Le chercheur a un rôle à jouer. Tout d’abord dans la compréhension des changements qui surviennent ici et là sur base d’initiatives locales éparpillées. Puis dans la perception d’une possible articulation entre tous ces micro-changements, qui pourrait engendrer à terme une mutation globale. Chacun des acteurs peut ainsi réaliser qu’il possède une pièce du puzzle et que son action peut s’imbriquer à celle des autres. Le dialogue que nous avons mené, entre chercheurs et entre disciplines, contribue, nous a-t-on dit, à mettre du vent dans les voiles des citoyens et des associations qui font des petits pas pour que la société se transforme. Il n’y a pas de recherche « froide » sur la société. Le chercheur fait partie de l’objet étudié, il doit donc assumer une posture engagée !
Quel est l’objectif de votre cours au Collège Belgique cette saison ?
Sous le titre général « Au-delà des crises, quelle prospérité ? », je proposerai une synthèse de notre ouvrage collectif Redéfinir la prospérité sorti en 2011 puis j’inviterai mon collègue français, Bruno Théret, à approfondir nos réflexions sur les rapports entre l’économique et le politique. Sa leçon portera sur la transition de la démocratie formelle à la citoyenneté participative. S’interroger sur le rôle de l’État et de l’action collective sera d’ailleurs le nouvel objectif de notre séminaire de recherche mensuel sur la prospérité. C’est notre fil pour redémarrer la réflexion à la rentrée.
L’Académie royale vient de vous accueillir au sein de sa Classe « Technologie et Société ». Une manière de poursuivre votre engagement et sur des thématiques qui vous sont chères.
Oui, je m’en réjouis. J’y retrouve l’interdisciplinarité et le thème des relations entre société et techno-science. Un des livres de référence que je recommande à mes étudiants, l’Histoire du capitalisme de 1500 à 2010 de Michel Beaud, insiste précisément sur la manière dont la techno-science a transformé le capitalisme en fin de XXe siècle. La phase « techno-scientique » serait la quatrième phase historique du capitalisme qui fut d’abord marchand (XVIe s.), manufacturier (XVIIe s.) puis industriel. Comprendre l’interaction entre le changement technique et le changement social, et l’influence de cette interaction sur la dynamique du capitalisme est passionnant. Je suis heureuse que l’Académie s’y soit attelée.
Maud Sorède et Isabelle Cassiers, août 2011.
Pour en savoir plus….
« Au-delà des crises, quelle prospérité ? » Cours au Collège Belgique, Bruxelles, Palais des Académies, 16 et 17 novembre 2011.
Isabelle CASSIERS et alii (2011), Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues.
Isabelle CASSIERS et Luc DENAYER (2010), « Concertation sociale et transformations socio-économiques depuis 1944 », in E. Arcq et al. (éds), Dynamiques de la concertation sociale, éditions du CRISP, Bruxelles, pp. 75-91.
Isabelle CASSIERS et Géraldine THIRY (2009), « Au-delà du PIB : réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte », Regards économiques, décembre, n° 75.
Liste des publications et nombreux textes téléchargeables sur http://www.uclouvain.be/279004.html.
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Ce n’est pas vraiment le profil d’Isabelle Cassiers, chercheur qualifié du FNRS, professeur à l’Université catholique de Louvain et académicienne depuis juin dernier. Sa rigueur scientifique, elle l’a enrichie d’une ouverture à d’autres disciplines, d’une prise de conscience des enjeux normatifs et politiques des grandes questions économiques, d’une écoute des individus et associations qui l’ont aidée à oser une attitude de compassion et à assumer une posture de chercheur engagé. Refusant les visions réductrices d’une société où la prospérité se mesure strictement à la production et à l’enrichissement matériel, où ce que l’on compte fait fi de ce qui compte, elle sait que le développement « soutenable » passe par une remise en question radicale de nos modes de pensée, de nos comportements et de notre organisation sociale. Toutes les conditions pour une mutation profonde sont là, tournant historique à ne pas manquer, pour reposer ces questions à leurs racines et comprendre que derrière les choix prétendument techniques de la mesure de la richesse d’une nation se cachent des options idéologiques, des choix de valeurs humaines et sociétales. En novembre prochain, Isabelle Cassiers exposera, au Collège Belgique, sa vision de la prospérité qui prend en compte l’affirmation de valeurs promues collectivement.
Isabelle Cassiers nous reçoit chez elle, un espace dédié à la lumière, aux fleurs exubérantes – pas un jardin au tracé géométrique –, à la quiétude. Elle nous emmène au cœur de son parcours et des ses travaux et nous ne voyons pas le temps passer. Avec sa voix si particulière, qui marie clarté, force de conviction et chaleur, nous découvrons ses analyses, subtiles, accessibles, ses indignations qu’elle sait étayer, sa volonté d’être en adéquation avec sa recherche intérieure. Il ne s’agit pas niaisement de tourner le dos à la croissance mais de réfléchir à des moyens de la canaliser vers des biens et services à faible empreinte écologique et à forte empreinte humaine.
Isabelle Cassiers, votre enfance a été un bel aiguillon pour vous ouvrir à la réflexion, au questionnement et à d’autres cultures.
Oui, j’ai eu la chance d’être fille de diplomates. Les voyages de mon enfance m’ont ouvert l’esprit. Ils m’ont confrontée très jeune à la diversité des territoires, des civilisations, des milieux sociaux, des modes de vie et des systèmes politiques. Cette expérience a certainement contribué à la construction de mon identité, à ma sensibilité aux faits sociaux, au développement – j’ai été marquée par quatre années passées en Éthiopie – et au questionnement intellectuel face aux grands enjeux de société. Cela m’a aussi aidée à relativiser tout état des faits, tout ce que l’on prend généralement pour donné.
En fin de scolarité, j’étais curieuse de tout. J’aurais voulu tout étudier ! J’ai choisi les sciences économiques pour la polyvalence qu’offrait à l’époque leur programme de candidature (programme qui s’est depuis lors rétréci et spécialisé, hélas !). J’ai mené parallèlement un premier cycle en philosophie par goût des réflexions sur le sens de la vie.
Diplôme en poche, le choix n’est guère plus simple, même si la poursuite vers un doctorat s’avère rapidement une évidence.
Ce qui était simple à l’époque, c’était le plein emploi ! Trouver du travail était évident ! Comme j’avais de très bons résultats universitaires, mes professeurs m’ont encouragée à postuler au FNRS. J’hésitais entre deux domaines de recherche portés par des personnalités très riches et très différentes : l’économie financière avec le professeur Alexandre Lamfalussy ou l’histoire du développement économique et social avec le professeur Jean-Philippe Peemans. C’est sous la direction de Peemans que je ferai mes premiers pas de chercheur, très impressionnée par sa pensée critique, par son éclairage multidisciplinaire de l’histoire économique et des théories du développement.
Votre reconnaissance à l’égard de vos maîtres est importante à vos yeux ; il ne s’agit pas d’une formule creuse dictée par une civilité de bon aloi.
Je leur dois une véritable formation. Jean-Philippe Peemans m’a fait prendre conscience de l’interpénétration des faits idéologiques, politiques, culturels et sociaux dans la transformation des systèmes économiques. Puis Philippe De Villé m’a permis d’intégrer ces réflexions dans un cadre macroéconomique. Grâce à eux, les ingrédients de mes futurs travaux et mes outils méthodologiques se sont imposés à moi très rapidement.
On est frappé en effet par la cohérence qui s’installe précocement dans votre activité scientifique, arrimée autour d’un fil rouge – l’analyse du rôle de l’État, sans cesse approfondie – et qui va vous conduire à une vision intégrée de l’économie, enchâssée aux dimensions socioculturelles, politiques et aux données historiques.
Tant mieux si c’est l’impression qui ressort de mes travaux ! En cours de route, je les trouvais parfois éclectiques, mais a posteriori oui, je crois que la cohérence est bien là. Mes premières recherches ont porté sur l’économie belge au XIXe siècle et m’ont rapidement menée à un questionnement sur le rôle de l’État. Cela m’a naturellement conduit au constat de la transformation de ce rôle dans les années trente. D’où l’envie d’en comprendre l’articulation avec les crises. C’est vrai que c’est devenu mon fil rouge et que j’apprécie d’y revenir régulièrement et d’approfondir cette thématique en la voyant évoluer « en live », si je puis dire.
Ma thèse de doctorat est intitulée « Croissance, crise et régulation en économie ouverte : la Belgique entre les deux guerres ». J’ai voulu, en m’inspirant de la théorie de la régulation et au moyen d’un cadre rigoureux, analyser l’interaction de plusieurs dimensions dans l’éclatement d’une crise et dans son dépassement : l’économique, le social, le politique, le technologique, l’idéologique… C’était intéressant de voir la spécificité d’une économie très ouverte sur l’extérieur, ouverture qui, dans les années trente, n’était pas fréquente. Depuis lors, la majorité des pays se sont ouverts. Ma thèse sur le cas belge du siècle dernier m’aidait donc à saisir des questions qui sont devenues pleinement actuelles.
Cette conception de la science économique me passionne. L’évolution des rapports sociopolitiques et des institutions donne de la substance, de la chair à des équations qui ne sont qu’un squelette. L’histoire illustre bien cela. Prenons l’exemple d’une équation de salaires comme on en trouve dans les modèles économiques. Elle ne tombe pas du ciel, bien évidemment ! Elle est fonction de l’existence ou non de syndicats, de l’institutionnalisation ou non de l’indexation des salaires etc. ; il importe de prendre en compte toute la genèse des paramètres de cette équation : la mécanisation qui rend possible les hausses de productivité ; la détermination des ouvriers qui descendent dans la rue pour infléchir la donne, obtenir l’indexation des salaires et la protection sociale…
Pour en revenir au thème central de ma thèse, suivre l’évolution de la régulation macroéconomique dans un contexte de crise m’a permis de saisir les mécanismes fondateurs de l’État-Providence, ou plutôt de l’État contemporain, car son champ d’intervention dépasse de loin la seule protection sociale. Mes recherches montraient comment les changements de politique économique survenus en Belgique à la fin des années trente résultaient de l’interaction entre les bouleversements politiques et sociaux internes et les transformations du contexte économique mondial.
Votre thèse terminée, c’est à la Belgique d’après 1945 que vous vous intéressez.
Oui, toujours en gardant à l’esprit la question du rôle de l’État. D’une part, j’ai tenté de brosser les grandes tendances de la croissance des années 1945 à nos jours, et d’autre part j’ai approfondi certaines thématiques, parfois en réponse à des sollicitations spécifiques : la politique monétaire, le rapport entre les banques et l’État, ou encore la concertation sociale (notamment avec Luc Denayer, secrétaire général du Conseil central de l’économie).
L’analyse macro-économique de l’après-guerre met en évidence deux périodes bien tranchées : les années 1945 à 1975 ou « trente glorieuses » qui ont souvent été considérées comme un âge d’or (revenus en hausse, plein emploi), puis les années d’après les chocs pétroliers, ou « trente bouleversantes », marquées par le chômage, l’austérité et bien des remises en question.
Le retournement radical de doctrine et de politique économique initié par Reagan et Thatcher fut suivi dans de nombreux pays. Il a inspiré les mesures prises en Belgique à partir de 1981 par le gouvernement Martens-Gol doté de pouvoirs spéciaux. Ce sont les fondements même du compromis social qui sont affectés, avec des modifications majeures en termes de partage des revenus et de fonction redistributive de la fiscalité.
Aujourd’hui, les jeunes ne sont pas toujours conscients de la rupture dogmatique radicale survenue dans les années quatre-vingts. C’est le triomphe du credo sur les bienfaits du laisser-faire, de la confiance dans la régulation par le marché. C’est cet acte de foi qui inspire ensuite l’évolution de la politique économique.
Ainsi, ce qui n’était initialement qu’une réponse à la crise des années septante induit un changement structurel à très long terme. Certaines décisions sont très difficilement réversibles. Par exemple, il est infiniment plus facile de libérer les mouvements de capitaux que de réinstaurer des limitations. C’est aux effets des dérégulations et à la difficulté de retourner vers plus de régulation que nous sommes confrontés aujourd’hui.
Il en va de même en matière de redistribution des revenus. L’État conserve un rôle important en Belgique où se maintiennent prélèvements et redistributions mais la pression est constante pour réduire ses interventions, aller vers plus de laisser-faire et jeter l’opprobre sur ceux qui prônent plus de fiscalité pour corriger les inégalités. Nous avons vécu depuis l’après-guerre dans une sorte de compromis social à la scandinave. Aujourd’hui, cette option est considérée comme néfaste à l’esprit d’entreprise et à l’efficacité économique. Les économistes ont tendance à opposer efficacité et éthique mais cette antinomie me semble très contestable.
Que vous inspire la crise de ces dernières semaines ?
La crise boursière, cela crève les yeux, nous parle encore de l’État, de sa place dans l’économie et des rapports de pouvoir qui nous gouvernent. Si les agences de notation détiennent aujourd’hui un pouvoir exorbitant, c’est parce qu’on le leur a concédé ! On a ouvert les vannes de cette prise de pouvoir par les acteurs financiers (spéculateurs, agences, fonds de pension etc.).
À la faveur d’un contrat de recherche avec la Générale de Banque, j’ai étudié, en 1997, les rapports entre les banques et l’État et le big bang des marchés financiers. Je m’étais étonnée que l’on adopte dans les années nonante des mesures qui étaient à l’exact opposé des décisions prises en 1935. En fin de crise des années trente, on avait pris conscience que le régime des banques mixtes avait contribué à l’aggravation de la situation. Les dépôts d’épargnants avaient été investis par les banques dans des placements trop risqués. La scission des banques mixtes imposée en 1935 a séparé les banques d’affaire des banques de dépôt, protégeant celles-ci du risque. Dans les années 90, les décideurs ont fait le chemin inverse, notamment en dérégulant les marchés financiers et en « titrisant » la dette publique, c’est-à-dire en rendant possible l’émission directe de ces titres sur les marchés financiers.
Dès lors, les agences de notation, dont le métier est d’évaluer la valeur des titres, sont entrées dans la danse, prenant la main sur les décisions politiques. Autrefois, elles ne notaient que les créances privées. On leur a donné le pouvoir de noter les créances sur le secteur public. Une génération, celle de la fin des années quatre-vingts, a pris des décisions de libéralisation aux effets considérables, avec le soutien de théories économiques telles que celles de l’École de Chicago. Celles-ci ont servi une droite ultralibérale…
Comment expliquer que l’on n’ait pas mieux tiré la leçon, après la crise de 2008 ?
En effet, on n’a pas pris les dispositions nécessaires. Pourquoi ? Parce que les prendre demande un retournement des rapports de forces, ou au minimum une vision de long terme. Des intérêts financiers à court terme font obstacle à des décisions qui, à long terme, seraient favorables même à ceux qui s’opposent à ces décisions ! On voit les difficultés de Barak Obama pour tenter de convaincre les milieux républicains arc-boutés sur leur credo de libéralisme économique.
Mes sentiments face à la situation mondiale sont partagés : d’une part un formidable espoir devant l’émergence de mouvements citoyens locaux décidés à réagir, à avoir leur mot à dire dans la construction de l’avenir, mais d’autre part une inquiétude tout aussi grande vis-à-vis de pouvoirs qui risquent de briser toute initiative. L’argent est un redoutable pouvoir !
Vos recherches consacrées au PIB et aux indicateurs de richesse alternatifs ont étayé cette vision sans complaisance des politiques économiques.
Cette réflexion a commencé pour moi dès 1995, quand, à la demande d’un historien de la VUB, Peter Scholliers, j’ai rédigé un article sur la comptabilité nationale et ses limites. Ce travail m’a influencée à deux égards. Il m’a fait prendre conscience du plaisir que j’éprouve à écrire pour des non-économistes, expérience que j’ai multipliée depuis. Il m’a aussi permis de circonscrire les limites de ce bel outil qu’est la comptabilité nationale, dont le PIB – produit intérieur brut – est issu, et qu’on interprète souvent très mal. C’est important de rappeler aujourd’hui tout ce que le PIB ne prend pas en compte (les activités domestiques ou bénévoles, les dommages à l’environnement…). La comptabilité nationale est historiquement marquée, elle est le produit d’une époque : celle de l’émergence d’un compromis social basé sur la croissance économique. Il est vrai que la hausse exceptionnelle du PIB pendant les Trente glorieuses a permis une amélioration des niveaux de vie au sein des pays riches et le financement de systèmes de protection sociale. Mais viennent ensuite des années de renforcement des inégalités, de chômage et d’explosion des problèmes environnementaux. Le doute s’installe sur la capacité de la croissance économique – telle qu’elle se poursuit et telle qu’elle se mesure – à nous rendre globalement et collectivement heureux, dans les limites de la planète.
Si l’on veut un indicateur capable de nous indiquer des objectifs de société, il faut sortir de la logique productiviste et consumériste qui a prévalu dans l’élaboration de la comptabilité nationale. C’est le sens des recherches actuelles sur les nouveaux indicateurs de richesse. Ceux-ci devront intégrer des dimensions écologiques, éthiques, et de qualité de vie.
Il ne s’agit pas de condamner toute croissance ou de faire marche arrière, mais de faire le tri entre des activités favorables ou nocives à l’humanité et à toute forme de vie sur terre. Que voulons-nous faire croître ? Nous devons disposer de nouveaux outils pour favoriser les activités qui font sens.
Une pause-carrière en 2006, que vous mettez à profit pour faire le point sur votre relation à la recherche et sur les sujets qui sont au cœur de vos questionnements les plus profonds, accentue votre réorientation vers la problématique de la prospérité et attise votre décision d’assumer votre posture de chercheur engagé.
Si la croissance du PIB ne représente pas ou plus un objectif désirable pour nos sociétés, la recherche d’autres indicateurs m’est apparue comme une nécessité intellectuelle et morale. Heureusement, je ne suis pas seule à avoir pris cette voie. L’OCDE a organisé des rencontres importantes sur ce thème. En France, Joseph Stiglitz et Amartya Sen, deux Prix Nobel, ont présidé une Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social dont le rapport a été publié en 2009. Dans la foulée, des universitaires et des associations de citoyens ont créé un Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR) auquel je participe.
Je suis souvent invitée à donner des conférences pour le grand public et à m’exprimer dans les medias sur ces questions. L’accueil très positif que j’ai toujours rencontré m’a prouvé à quel point cette thématique est importante et m’a donné l’énergie nécessaire pour creuser le sujet. J’éprouve une vraie reconnaissance pour ceux qui par, leur écoute et leurs réactions, m’ont renforcée dans cette voie.
Si j’ai souhaité toucher d’autres milieux que mes pairs, c’est aussi parce que le sujet a une dimension normative et dès lors ne concerne pas que les experts. Définir ce qu’est le bien-être, décider de « ce qui compte » lorsqu’on tente de le mesurer et de comment on le compte implique des choix de valeurs. La décision doit être éclairée par des personnes averties tels que des statisticiens mais elle doit aussi reprendre sa place politique. Il s’agit de mettre en cohérence ce que l’on compte et ce qui compte. Qui peut influencer les objectifs qu’une société s’assigne, qui décidera des critères selon lesquels on jugera si la qualité de vie est « saine, bonne et juste » ?
Devant l’échec des agissements traditionnels et l’exacerbation de la mondialisation, le temps presse de repenser les objectifs de la croissance. Cet impératif vous l’avez fait vôtre en travail de séminaire depuis 2006. Réflexion interdisciplinaire qui vient de faire l’objet d’un ouvrage qui fera date, Redéfinir la prospérité.
Je serais très heureuse qu’il fasse date ! Pour moi-même, pour les quinze auteurs qui y ont contribué, et pour tous ceux qui se reconnaissent dans les idées qu’il véhicule ! Dans sa préface à cet ouvrage, Dominique Méda rappelle que depuis le XVIIe siècle, on a assimilé « l’état heureux » à l’accumulation des richesses. La définition de la prospérité dans le registre de l’avoir l’a emporté sur son acception dans le registre de l’être. Bien des mouvements suggèrent qu’il est temps de basculer vers le déploiement et l’émancipation de l’être. Le livre aborde les enjeux historiques, « substantiels » et politiques de cet impératif de repenser en profondeur le concept de prospérité. Il n’élude pas la question de la capacité des sociétés à disposer d’elles-mêmes, et donc celles de l’autonomie collective, de la gouvernance et du rôle des autorités publiques face au marché.
Notre réflexion invite le lecteur à prendre conscience que c’est une conception figée de la prospérité qui est à la confluence des crises actuelles – crise économique, environnementale démocratique – et que c’est en impliquant les associations citoyennes, les syndicats, les mouvements politiques, spirituels et culturels dans la redéfinition de cette notion que nous stimulerons la capacité d’autonomie collective de nos sociétés.
Beau défi pour le chercheur !
Il faut oser reposer les questions à leurs racines. Le chercheur a un rôle à jouer. Tout d’abord dans la compréhension des changements qui surviennent ici et là sur base d’initiatives locales éparpillées. Puis dans la perception d’une possible articulation entre tous ces micro-changements, qui pourrait engendrer à terme une mutation globale. Chacun des acteurs peut ainsi réaliser qu’il possède une pièce du puzzle et que son action peut s’imbriquer à celle des autres. Le dialogue que nous avons mené, entre chercheurs et entre disciplines, contribue, nous a-t-on dit, à mettre du vent dans les voiles des citoyens et des associations qui font des petits pas pour que la société se transforme. Il n’y a pas de recherche « froide » sur la société. Le chercheur fait partie de l’objet étudié, il doit donc assumer une posture engagée !
Quel est l’objectif de votre cours au Collège Belgique cette saison ?
Sous le titre général « Au-delà des crises, quelle prospérité ? », je proposerai une synthèse de notre ouvrage collectif Redéfinir la prospérité sorti en 2011 puis j’inviterai mon collègue français, Bruno Théret, à approfondir nos réflexions sur les rapports entre l’économique et le politique. Sa leçon portera sur la transition de la démocratie formelle à la citoyenneté participative. S’interroger sur le rôle de l’État et de l’action collective sera d’ailleurs le nouvel objectif de notre séminaire de recherche mensuel sur la prospérité. C’est notre fil pour redémarrer la réflexion à la rentrée.
L’Académie royale vient de vous accueillir au sein de sa Classe « Technologie et Société ». Une manière de poursuivre votre engagement et sur des thématiques qui vous sont chères.
Oui, je m’en réjouis. J’y retrouve l’interdisciplinarité et le thème des relations entre société et techno-science. Un des livres de référence que je recommande à mes étudiants, l’Histoire du capitalisme de 1500 à 2010 de Michel Beaud, insiste précisément sur la manière dont la techno-science a transformé le capitalisme en fin de XXe siècle. La phase « techno-scientique » serait la quatrième phase historique du capitalisme qui fut d’abord marchand (XVIe s.), manufacturier (XVIIe s.) puis industriel. Comprendre l’interaction entre le changement technique et le changement social, et l’influence de cette interaction sur la dynamique du capitalisme est passionnant. Je suis heureuse que l’Académie s’y soit attelée.
Maud Sorède et Isabelle Cassiers, août 2011.
Pour en savoir plus….
« Au-delà des crises, quelle prospérité ? » Cours au Collège Belgique, Bruxelles, Palais des Académies, 16 et 17 novembre 2011.
Isabelle CASSIERS et alii (2011), Redéfinir la prospérité. Jalons pour un débat public, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues.
Isabelle CASSIERS et Luc DENAYER (2010), « Concertation sociale et transformations socio-économiques depuis 1944 », in E. Arcq et al. (éds), Dynamiques de la concertation sociale, éditions du CRISP, Bruxelles, pp. 75-91.
Isabelle CASSIERS et Géraldine THIRY (2009), « Au-delà du PIB : réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte », Regards économiques, décembre, n° 75.
Liste des publications et nombreux textes téléchargeables sur http://www.uclouvain.be/279004.html.
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